Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/240

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plaine de la Russie tout entière, nivelée par la neige, et noyée peu à peu dans l’ombre et dans la brume…

Il s’assit, la tête perdue, les yeux clos, et il resta ainsi, le reste de la nuit, tout droit sur son canapé, parfaitement éveillé… Au matin, la servante qui avait préparé le samovar dans l’antichambre, frappa du poing à la porte, en criant : « Kirylo Sidorovitch, il est temps de vous lever, s’il vous plaît !… »

Alors, pâle comme un mort qui répond à l’appel redoutable du jugement dernier, Razumov ouvrit les yeux et se leva…

  • *

Personne ne s’étonnera, je le suppose, d’apprendre que, lorsqu’il y fût convié, il alla voir le Conseiller Mikulin. La convocation lui arriva ce matin même, alors que, pâle et tremblant, comme un convalescent au sortir du lit, il essayait de se raser. La suscription de l’enveloppe avait été rédigée par le petit avoué. Cette enveloppe en contenait une seconde, à l’adresse de Razumov, avec cette note dans un coin, de la main du Prince K… « Prière de faire suivre au plus tôt, sous pli fermé. » Il y avait à l’intérieur un billet autographe du Conseiller Mikulin, qui avouait ingénument n’avoir aucun point nouveau à élucider, mais n’en fixait pas moins à Razumov un rendez-vous en ville, dans une maison qui semblait être celle d’un oculiste.

Razumov lut le billet, acheva de se raser, s’habilla, lut à nouveau les lignes brèves, et murmura d’un ton morne : « Un oculiste. » Il rêva quelque temps et brûla soigneusement avec une allumette les deux enveloppes et leur contenu. Puis il s’assit, attendant sans rien faire, et sans même regarder autour de lui, que s’approchât l’heure du rendez-vous. Alors il sortit. Il est difficile de savoir s’il aurait pu s’autoriser du caractère privé d’une telle convocation pour s’abstenir d’y répondre. C’est peu probable. En tout cas, il y répondit, et bien mieux il y répondit avec un certain empressement, auquel on aurait peine à croire, si l’on ne se souvenait que le Conseiller Mikulin était le seul être au monde sachant à quoi s’en tenir sur l’affaire Haldin, avec qui Razumov pût causer. Et regarder en face l’affaire Haldin, c’était bannir un fantôme indiscret et menteur. Malgré la puissance troublante dont son fantôme pouvait être doué dans tous les autres lieux du monde, Razumov savait bien que, chez l’oculiste, Haldin ne serait plus que l’assassin de M. de P., l’assassin pendu – et rien de plus… Car c’est seulement la qualité et l’intensité de vie que leur prêtent les vivants qui font vivre les morts. C’est pourquoi M. Razumov,