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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/28

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de nous-mêmes, à l’espoir que nous caressons et à l’appréhension des jours incertains.

En Russie, dans la patrie des idées sans corps et des aspirations vaines, bien des esprits solides ont fini par renoncer aux conflits stériles et sans fin, pour se tourner vers la seule grande tradition historique du pays. Ils ont demandé à l’autocratie la paix de leur conscience de patriotes, comme un incrédule, touché un jour par la grâce, demande à la foi de ses pères, la douceur du repos moral. Ainsi que d’autres Russes avant lui, Razumov sentait, à l’issue de sa lutte avec lui-même, la grâce le toucher au front.

« Un Haldin », pensait-il en reprenant sa marche, « rêve de destruction. Où le mènent ses indignations, ses discours sur la servitude et la justice divine ? Tout cela ne tend qu’à la ruine. Plutôt voir souffrir des millions d’individus qu’un peuple tout entier, transformé en une masse confuse, impuissante comme un flot de poussière dans le vent. Plutôt l’obscurantisme que la lueur des torches incendiaires. La graine germe dans la nuit et c’est de l’obscurité du sol que sort la plante tout entière. Mais une éruption volcanique est stérile, et détruit le sol le plus riche. Et moi qui aime mon pays, moi qui n’ai rien d’autre à aimer, rien d’autre en quoi mettre ma foi, dois-je voir mon avenir, mon utilité peut-être, réduits à néant par un fanatique sanguinaire ? »

La grâce envahissait Razumov. Il croyait maintenant à l’homme qui viendrait au jour désigné. Qu’est-ce que c’est qu’un trône ? Quelques morceaux de bois recouverts de velours. Mais c’est aussi le siège du pouvoir. La forme d’un gouvernement ne représente qu’un instrument, un outil de travail. Mais vingt mille vessies gonflées des plus nobles sentiments et agitées dans l’air, ne produisent qu’un encombrement misérable, sans procurer puissance, volonté ou faveurs.

Il marchait, insoucieux du chemin, écoutant en lui-même un flot de paroles extraordinairement abondantes et faciles. En général pourtant, les phrases lui venaient lentement, avec un effort conscient et laborieux. Mais une puissance supérieure semblait lui dicter une série d’arguments magistraux, et lui donner l’éloquence écrasante de certains pécheurs convertis.

Il se sentait plein d’un orgueil austère.

« Que sont, auprès de la claire puissance de mon intelligence, les élucubrations sombres et brumeuses de cet individu ? Ne suis-je pas ici dans mon pays ? N’ai-je pas quarante millions de frères ? » se