Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/291

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la lourde main ouverte de la brute, sentir à nouveau un coup dégradant au-dessus de sa seconde oreille. Il eut l’impression que sa tête éclatait, et brusquement, les hommes qui le tenaient devinrent parfaitement silencieux comme des ombres. C’est en silence qu’ils le remirent brutalement sur ses pieds, sans bruit qu’ils descendirent en trombe l’escalier avec lui, qu’ils ouvrirent la porte et le jetèrent dans la rue.

Il tomba la tête la première et roula comme une loque sur la courte pente avec le torrent des eaux de pluie. Il finit par s’arrêter au bas de la chaussée ; il était couché sur le dos, et vit au-dessus de lui le ciel zébré d’un grand éclair, un éclair livide et silencieux qui l’aveugla complètement. Il se releva et porta la main à ses yeux pour retrouver la vue. Aucun son ne lui parvenait, et il se mit en marche, tout chancelant, descendant une longue rue vide. La foudre dardait autour de lui ses flammes silencieuses ; l’eau du déluge tombait, courait, sautait, ruisselait, sans plus de bruit qu’un nuage de brume. Au milieu de ce calme inouï, ses pas tombaient en silence sur le trottoir et un vent muet le poussait toujours plus loin, comme un mortel perdu dans un monde de fantômes qu’aurait ravagé un silencieux orage. Dieu seul peut savoir où le menèrent cette nuit-là ses pas silencieux, de côté et d’autre, en avant et en arrière, sans trêve ni repos. Au moins sûmes-nous plus tard l’endroit particulier où ils avaient fini par le conduire ; au matin le conducteur de la première voiture des tramways de la rive Sud, sonna désespérément sa cloche d’alarme en voyant un homme en loques, trempé et sans chapeau, qui marchait sur la route, la tête basse et d’un pas mal assuré, et qui vint se placer juste devant la voiture. Il roula dessous.

Lorsqu’on le releva, avec deux membres brisés, et les côtes enfoncées, Razumov n’avait pas perdu connaissance. Il lui semblait être tombé, pour s’y briser, dans un monde de muets. Des hommes silencieux qui s’agitaient sans qu’il les entendît, le relevèrent et le déposèrent sur le trottoir, en exprimant, autour de lui, par des gestes et des grimaces, leur alarme, leur horreur et leur compassion. Une figure rouge et moustachue se pencha sur lui, en remuant les lèvres et en roulant les yeux. Razumov s’efforçait de comprendre la raison de cette pantomime. Pour les assistants, les traits de cet étranger, si grièvement blessé, paraissaient figés dans la méditation. Puis il y eut, à leur adresse un regard de terreur dans les yeux qu’il ferma lentement. Ils le contemplaient. Razumov fit un effort pour retrouver quelques mots de français :