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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/293

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C’est quinze jours environ après l’enterrement de sa mère que je vis pour la dernière fois Nathalie Haldin.

Pendant ces jours sombres et silencieux, les portes de l’appartement du boulevard des Philosophes étaient restées closes pour tout le monde, sauf pour moi : Je crois que je me montrai utile, peut-être d’abord pour avoir connu seul tout ce que la situation comportait d’incroyable. Mlle Haldin voulut jusqu’au dernier moment soigner sa mère sans aide. Si la visite de Razumov avait eu quelque chose à voir avec la fin de Mme Haldin (et je ne puis m’empêcher de croire qu’elle l’avait considérablement hâtée), c’est parce que l’homme à qui le malheureux Haldin s’était imprudemment confié, n’avait pas su conquérir la confiance de sa mère. Nous ne pouvions pas savoir l’histoire qu’il lui avait exactement racontée…, au moins moi, ne la connaissais-je point… mais elle me parut mourir de la secousse d’un ultime désappointement, supporté en silence. Elle n’avait pas cru Razumov. Peut-être ne pouvait-elle plus croire personne, et n’avait-elle, par suite, rien à dire à personne, pas même à sa fille. Je pense que Mlle Haldin vécut auprès de ce lit de silencieuse agonie les heures les plus lourdes de sa vie. J’avoue que je me sentais irrité contre cette vieille femme au cœur brisé, qui persistait, en mourant, à témoigner à l’égard de sa fille, une muette défiance.

Lorsque tout fut fini, je me tins à l’écart. Mlle Haldin était entourée de ses compatriotes qui assistèrent en grand nombre à la cérémonie funèbre. Je m’y trouvais aussi ; mais les jours suivants, je restai loin de Mlle Haldin ; jusqu’à la réception d’un mot bref qui fut la récompense de mon sacrifice : « Il en sera comme vous le désiriez. Je vais repartir tout de suite pour la Russie. J’y suis décidée. Venez me voir. »

C’était là vraiment le prix de ma discrétion, et je n’attendis pas pour courir le réclamer. L’appartement du boulevard des Philosophes présentait tous les signes attristants d’un départ prochain. Il avait un air de solitude, et à mes yeux, il parut déjà vide.

Debout, nous échangeâmes d’abord quelques paroles sur nos santés, quelques remarques sur certains membres de la colonie russe… puis