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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/30

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se soucier du souvenir qu’il laisserait derrière lui. Et il s’écria soudain : « Périr vainement pour un mensonge !… Quel destin misérable ! »

Il se trouvait maintenant dans un quartier plus animé de la ville. Il ne vit pas la collision bruyante de deux traîneaux au ras du trottoir. L’un des cochers cria en larmoyant, à son camarade :

« Sale coquin ! »

Le cri rauque, lancé presque dans son oreille, troubla Razumov. Il secoua la tête avec impatience, et poursuivit son chemin, en regardant droit devant lui. Tout à coup, il aperçut en travers de la route, Haldin allongé sur le dos, massif, distinct, réel, les mains retournées sur les yeux, avec son vêtement de drap brun ajusté et ses longues bottes. Il était couché à l’écart du point le plus fréquenté comme s’il avait choisi sa place… et la neige, autour de lui, restait immaculée.

Cette hallucination avait un tel caractère de réalité, que le premier mouvement de Razumov fut de fouiller dans sa poche, pour s’assurer que la clef de sa chambre s’y trouvait encore. Mais il résista à cette impulsion avec un sourire dédaigneux. Il comprenait. L’intense concentration de sa pensée sur l’homme couché là-bas dans son logis, avait fini par évoquer cette apparition extraordinaire. Razumov considérait le phénomène avec calme. La figure sévère, le regard fixé plus loin que la vision, il continua sa marche sans une hésitation et n’éprouva rien d’autre qu’un léger et court serrement de cœur. Après avoir passé, il retourna la tête en un coup d’œil rapide, mais ne vit que la trace continue de ses pas, à l’endroit où reposait, un instant avant, le corps du fantôme.

L’étudiant poursuivit son chemin, grommelant avec stupeur, après quelques instants :

« On l’aurait cru vivant ! Il semblait respirer ! Et en plein sur mon chemin ! Singulière sensation !… »

Il fit quelques pas, puis murmura, entre ses dents serrées :

« Je vais le dénoncer ! »

Alors pendant vingt mètres ou plus, ce fut le vide ! Il s’enveloppa de plus près dans son manteau et tira sa casquette sur ses yeux.

« Trahison ! C’est un grand mot ! Qu’est-ce qu’une trahison ? On dit d’un homme qu’il trahit ses amis, sa patrie, sa fiancée. Mais on ne saurait parler de trahison sans qu’il y ait à l’origine, un lien moral. Tout ce qu’un homme peut trahir, c’est sa conscience. Et comment ma conscience interviendrait-elle ici ? Quel est le lien de foi, de convictions communes qui m’attache à cet idiot fanatique, et