Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/34

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regard perdu, mais avec toutes ses facultés tendues, entendit la voix du Prince :

« Votre bras, jeune homme. »

L’esprit mobile et superficiel de l’ex-officier des Gardes du Corps, de l’homme qui n’avait connu que l’art des missions brillantes et des succès mondains, avait été frappé, autant que par l’évidente difficulté de la situation, par la dignité tranquille avec laquelle l’exposait Razumov.

« Non, après tout », lui avait-il dit, « je ne puis condamner votre démarche ; vous avez eu raison de venir me raconter votre histoire ; ce n’est pas une affaire de policiers subalternes. On attache la plus grande importance… Mais tranquillisez-vous ; je resterai près de vous jusqu’au bout dans cette situation extraordinaire et si difficile. »

Il s’était levé pour sonner, tandis que Razumov, avec un salut bref, disait d’un ton déférent :

« Je me suis fié à mon instinct ; un jeune homme qui n’a personne au monde à qui s’adresser, est venu, à l’heure d’une épreuve qui touchait à ses convictions politiques les plus profondes, vers un Russe illustre,… voilà tout ! »

Et le Prince s’était écrié :

« Vous avez bien fait. »

Dans la voiture, petit coupé monté sur patins de traîneau, Razumov rompit le silence, d’une voix qui tremblait légèrement :

« Ma gratitude est plus grande que ma présomption ! »

Il tressaillit en sentant, tout à coup, une main presser son bras, dans l’ombre.

« Vous avez bien fait », répéta le Prince.

Comme la voiture s’arrêtait, le Prince murmura pour Razumov, qui n’avait pas hasardé la moindre question :

« La maison du Général T… ».

Sur la chaussée couverte de neige brillait un grand feu autour duquel se chauffaient des Cosaques, la bride de leurs chevaux passée sur le bras. Deux sentinelles veillaient devant la maison ; de nombreux gendarmes se tenaient sous la vaste porte cochère et sur le palier du premier étage, deux officiers de service se levèrent, en une attitude respectueuse. Razumov marchait à côté du Prince.

Une quantité prodigieuse de plantes de serre chaude encombraient le sol de l’antichambre. Des domestiques s’avancèrent. Un jeune homme en vêtements civils se précipita, écouta avec un salut profond