Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/36

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Le Prince eut, de son siège, un geste aimable de la main :

« Monsieur Razumov…, un jeune homme très honorable, que la Providence elle-même… »

Le Général accueillit la présentation avec un froncement de sourcils ; il regardait toujours Razumov qui ne faisait pas le plus léger mouvement.

Assis devant son bureau, le Général écoutait le Prince, les lèvres serrées ; il était impossible de déceler sur son visage le moindre signe d’émotion.

Razumov contemplait l’immobilité du profil charnu. Mais quand le Prince eut achevé son récit, cette impassibilité disparut, et lorsque le Général se tourna vers le jeune homme providentiel, son teint fleuri, ses yeux bleus sans foi, et l’éclair pâle d’un sourire automatique, disaient la cruauté insouciante et joviale. Il ne manifesta devant l’étrange histoire aucun étonnement, aucun plaisir, aucune fièvre, aucune incrédulité non plus. Il ne laissa paraître aucun sentiment. Seulement il suggéra avec une politesse presque déférente que « l’oiseau avait pu s’envoler pendant que M… M. Razumov courait dans les rues ».

Razumov s’avança au milieu de la pièce : « La porte est fermée, et j’ai la clef dans ma poche », dit-il.

Il ressentait pour cet homme une horreur profonde ; poussée si brutalement en lui que l’expression en passa dans le son de sa voix. Le Général le regardait avec des yeux pensifs, et Razumov souriait.

Tout ceci se passait au-dessus de la tête du Prince K…, très las, très impatient dans son profond fauteuil.

« Un étudiant nommé Haldin… », fit le Général, rêveur.

Razumov cessa de sourire.

« C’est bien le nom », fit-il d’une voix inutilement forte, « Victor Victorovitch Haldin, étudiant. »

Le Général changea légèrement de position.

« Comment est-il vêtu ? Voulez-vous avoir la bonté de me le dire ? »

Razumov décrivit le costume de Haldin, en quelques mots saccadés et rageurs. Le Général le regardait toujours ; puis, s’adressant au Prince :

« Nous n’étions pas sans indications », dit-il en français. « Une bonne femme qui était dans la rue nous a décrit un homme porteur d’un costume de ce genre, qui aurait lancé la seconde bombe. Nous l’avons gardée au Secrétariat, et nous avons amené devant elle tous les individus en manteau de Tcherkesse. Mais devant chacun de ceux qui