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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/49

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de vos préjugés domestiques ? Avez-vous jamais songé à ce que peuvent être les sentiments de cet homme ?… Je n’ai pas de traditions de famille, rien à aimer ou à haïr… Ma seule tradition, c’est celle de l’histoire. C’est vers le passé national seul que je puis me tourner, ce passé auquel, vous, Messieurs, vous voulez soustraire votre avenir… Vais-je laisser frustrer, au gré d’enthousiastes violents, de la seule chose sur quoi elles puissent s’étayer, mon intelligence et mes aspirations vers un sort meilleur ? Vous sortez de votre province, mais moi, je possède tout ce pays, ou rien du tout. Sans doute vous considèrera-t-on, un jour, comme un martyr… une sorte de héros… un saint politique. Mais ne m’en demandez pas autant. Il me suffit de me préparer au travail. Et qu’obtiendrez-vous d’ailleurs, avec quelques gouttes de sang jetées sur la neige ? Sur cette Immensité ! sur cette Immensité malheureuse ! Je vous le dis », cria-t-il d’une voix contenue et vibrante, en faisant un pas vers le lit, « ce dont elle a besoin, ce n’est pas de vains fantômes sur lesquels je pourrais marcher… mais d’un homme ! »

Haldin leva les bras, en un geste d’horreur, comme pour écarter l’autre :… « Je vois », fit-il d’un ton désemparé, « je comprends… enfin ! »

Razumov chancela et dut se cramponner à la table ; la sueur perlait sur son front et un frisson courut le long de son dos.

« Qu’ai-je dit ? » se demanda-t-il. « Vais-je donc le laisser filer entre mes doigts ? »

Il se sentait les lèvres sèches comme du parchemin, et le sourire rassurant qu’il tentait d’esquisser s’acheva en une grimace incertaine… « Que voulez-vous » ? fit-il sur un ton de conciliation et d’une voix qui s’affermit après deux ou trois mots. « Que voulez-vous ? Voyez… un homme de travail, d’habitudes paisibles… et sur lequel… tout d’un coup… Je ne suis pas rompu à l’élégance des paroles. Mais… »

Il sentit la colère, une colère sournoise, pénétrer en lui à nouveau.

« Qu’aurions-nous pu faire ensemble jusqu’à minuit ? Rester assis en face l’un de l’autre et penser à vos… à vos… exploits ? »

Haldin gardait une attitude résignée et douloureuse, la tête baissée, les mains entre les genoux. Sa voix, quand il parla, était basse et attristée, mais calme.

« Je vois maintenant ce qu’il en est, Razumov, mon frère. Vous êtes une âme généreuse mais vous avez horreur de mon geste !… Hélas ! »

Razumov le regardait fixement. La terreur avait serré ses dents