Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/53

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

l’énormité, comme une carte… Mais après chacun de ces sursauts, ses paupières lourdes retombaient sur ses yeux ternes… et il se rendormait.


III

Arrivé à ce point de l’histoire de M. Razumov, mon esprit correct de vieux professeur se rend de mieux en mieux compte de la difficulté de sa tâche.

Cette difficulté ne consiste pas dans la rédaction d’une sorte de précis d’un étrange document humain, mais, je le vois bien maintenant, dans la compréhension des conditions morales qui président à la vie d’une partie importante de notre globe. Ces conditions, on a besoin, pour les saisir, et plus encore pour les retrouver, dans les limites d’un récit comme celui-ci, d’une sorte de clef. Il faut un mot qui puisse s’appliquer à toutes les lignes, un mot qui, s’il n’est pas toute la vérité, en contienne assez pourtant pour faire ressortir la morale à tirer de toute l’histoire.

Je tourne, pour la centième fois, les pages du journal de M. Razumov je le mets de côté ; je prends ma plume… et ma plume, au moment d’écrire, hésite. Car le mot qui s’impose à elle, avec persistance, n’est autre que le mot « Cynisme ».

Et c’est bien en effet le terme caractéristique de l’autocratie comme de la rébellion russes. Dans son orgueil des nombres immenses, dans ses étranges, prétentions à la sainteté, dans son acceptation des souffrances et de l’abaissement, l’esprit russe est un esprit de cynisme. Il modèle les déclarations des hommes d’État, les théories des révolutionnaires, les vaticinations mystiques des prophètes, au point de faire de la liberté une sorte de débauche, et de donner un aspect d’indécence réelle aux vertus chrétiennes elles-mêmes… Mais je m’excuse de cette digression… Ces pensées me sont venues, en lisant le journal de M. Razumov, à partir du moment où ses opinions conservatrices, jusque-là atténuées par le vague libéralisme naturel à l’ardeur de son âge, se trouvèrent cristallisées par le choc violent de sa rencontre avec Haldin.

Razumov s’éveilla, pour la dixième fois peut-être, avec un grand frisson. En voyant la lumière du jour entrer par la fenêtre, il résista à