Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/55

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malheureux qu’il eut jamais vus. Et ce fut la première chose qui troubla dans la journée, la stagnation de son esprit.

Il ne se sentait pas atteint personnellement. Il se disait seulement qu’une vie sans bonheur est impossible. Et qu’est-ce donc que le bonheur ? Il bâilla et poursuivit sa course entre les murs de la chambre. Le bonheur, c’est de regarder devant soi, rien de plus. Regarder devant soi, attendre la réalisation d’un désir, d’une passion, de l’amour, de l’ambition, de la haine… de la haine, oui, certainement. L’amour et la haine ! Échapper aux périls, vivre sans crainte, c’était aussi du bonheur. Il n’y avait rien d’autre ! L’absence de crainte et l’attente ! « Oh, le misérable lot de l’humanité ! » s’écriait-il en lui-même, ajoutant aussitôt : « Et après tout, j’ai toutes raisons d’être heureux ! » Mais cette assurance ne le déridait pas. Il recommençait à bâiller, comme il avait bâillé tout le jour. Il fut surpris de voir la nuit venue… La chambre s’assombrissait rapidement, bien que le temps eût semblé suspendre sa marche. Comment ne s’était-il pas aperçu de la fuite des heures ? Cela tenait évidemment à l’arrêt de sa montre…

Il n’alluma pas sa lampe, mais alla, sans hésiter, se jeter sur le lit. Couché sur le dos, il mit les mains sous sa tête, les yeux levés vers le plafond. Après un instant, il se dit : « Je suis couché ici, comme lui !… Je me demande s’il a dormi pendant que je courais dans la neige ? Non, il n’a pas dormi. Mais pourquoi, moi, ne dormirais-je pas ? » Et il sentait le silence de la nuit peser sur ses membres… »

Dans l’air glacé du dehors, les coups nets de l’horloge sonnant minuit, interrompirent un instant sa rêverie.

Puis il se remit à penser. Il y avait vingt-quatre heures que l’homme était sorti de sa chambre. Razumov sentait que, dans la forteresse, Haldin devait dormir, cette nuit. Cette idée excitait sa colère, car il ne voulait pas penser à Haldin, mais il la justifiait par des raisons psychologiques et physiologiques. Le meurtrier, de son propre aveu, avait à peine dormi, pendant de longues nuits, et maintenant, c’en était fini pour lui des incertitudes. Il attendait, évidemment, la consommation de son sacrifice. L’homme qui se résigne à tuer, n’a pas à chercher bien loin pour se résigner à mourir. Haldin dormait peut-être plus profondément que le Général T… dont la tâche… lourde tâche aussi, n’était pas encore terminée, et sur la tête de qui, pendait la menace de l’épée révolutionnaire.

Au souvenir du gros homme, dont les joues lourdes tombaient sur le col d’uniforme, de ce champion de l’autocratie qui n’avait