Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/62

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Il n’était pas d’humeur à parler à personne, ou à s’entendre questionner sur les raisons de son absence aux cours de la veille. Il lui fut pourtant difficile de repousser brutalement les avances d’un très bon camarade, à la fraîche figure rose et aux cheveux blonds, à qui les étudiants avaient donné le surnom de « Kostia l’écervelé ». Fils unique et adoré d’un fournisseur du Gouvernement, très riche et illettré, le jeune homme n’assistait aux cours que pendant des accès périodiques de contrition, dus aux larmes et aux remontrances paternelles. Agité et bruyant comme un petit chien en liberté, il remplissait des éclats de sa joie et de ses grands gestes les longs couloirs nus de l’Académie, y apportant l’ardeur d’une vie animale et insouciante qui provoquait chez ses camarades des sourires indulgents. Il parlait avec une candeur désarmante de courses de chevaux, de parties fines dans les restaurants élégants et des mérites de jeunes personnes à la vertu facile. Vers midi, il courut à Razumov, avec moins de véhémence que de coutume, et le tira à l’écart.

« Un instant, Kirylo Sidorovitch. Quelques mots dans ce coin tranquille. »

Et comme il sentait la répugnance de Razumov, il lui glissa familièrement la main sous le bras.

« Non, venez, je vous en prie. Je ne veux pas vous parler de mes frasques. Qu’est-ce que c’est d’ailleurs, que mes frasques ? Rien du tout. Purs enfantillages ! L’autre nuit, j’ai flanqué un type par la fenêtre d’une maison où l’on ne s’ennuyait pas ! Un sale petit gratte-papier tyrannique des bureaux du Trésor. Il voulait brutaliser les gens !… Ah je l’ai rembarré !… « Vous ne vous conduisez pas humainement avec des créatures de Dieu qui sont autrement estimables que vous ! » lui ai-je dit. Je ne puis pas supporter la tyrannie, Kirylo Sidorovitch. Ma parole, je ne le puis pas ! Mais il n’a pas pris la chose du bon côté ! « Qu’est-ce que c’est que ce roquet impudent ? » criait-il. Je me trouvais en excellente forme et il a passé assez vivement par la fenêtre. Il a roulé au loin dans la cour. Je rageais comme un… comme un Minotaure. Les femmes criaient et s’accrochaient à moi ; les musiciens s’étaient cachés sous la table. Ah, c’était drôle ! Mais il a fallu que la main de mon père s’enfonce bien avant dans sa poche… vous pouvez le croire ! »

Il riait convulsivement.

« Mon père est un homme précieux… Et si gentil pour moi ! Je me mets dans de tels draps !… »