Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/8

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais le fait est qu’il prenait très peu de précautions pour sa sécurité. Dans le préambule d’un document officiel fameux, il avait un jour déclaré que « la pensée de la liberté n’était jamais apparue dans les actes du Créateur. La multitude des avis ne pouvait amener que révolte et désordre, et désordre et révolte sont des péchés dans un monde créé pour l’obéissance et la stabilité. Ce n’est pas la Raison mais l’Autorité qui exprimait l’Intention Divine. Dieu était l’Autocrate de l’Univers… » L’auteur d’une telle déclaration se croyait peut-être protégé par le ciel, lié envers l’impitoyable défenseur de l’Autocratie sur cette terre.

Il est probable que la vigilance de la police l’avait sauvé bien des fois, mais, lorsqu’au jour fixé il rencontra son destin, aucune précaution des autorités compétentes n’aurait pu le sauver. Elles ne surent rien de la conspiration tramée contre la vie du Ministre, ne reçurent de leurs informateurs ordinaires aucun avis de complot, n’eurent vent d’aucun symptôme, d’aucun mouvement suspect, d’aucune présence dangereuse.

M. de P… se rendait au chemin de fer, dans un traîneau découvert attelé de deux chevaux, avec un valet de pied et un cocher sur le siège. La neige, accumulée toute la nuit, rendait lourde aux pieds des chevaux la chaussée, non déblayée encore à cette heure matinale. Elle continuait à tomber à gros flocons. Mais on avait dû observer et signaler le traîneau. Comme l’attelage tirait à gauche pour prendre un tournant, le valet de pied remarqua un paysan qui marchait lentement au bord du trottoir, les mains dans les poches de sa touloupe en peau de mouton, et les épaules remontées jusqu’aux oreilles sous l’averse de neige. Lorsque le traîneau arriva à sa hauteur, le paysan se retourna brusquement et leva le bras. Il y eut au même instant un choc terrible, et une détonation assourdie par la masse des flocons ; les deux chevaux gisaient, déchiquetés, sur le sol, et le cocher précipité de son siège, avec un cri aigu, était mortellement blessé. Le valet de pied (seul survivant du drame) n’eut pas le temps de distinguer le visage de l’homme à la peau de mouton, qui avait fui après avoir jeté sa bombe, mais on suppose qu’en voyant surgir autour de lui, dans la neige, une quantité de gens accourus sur le lieu de l’explosion, il jugea plus prudent d’y revenir avec eux.

En un temps incroyablement court, une foule frémissante s’était assemblée autour du traîneau. Le Ministre-Président sorti indemne de la voiture et descendu dans la neige profonde, se tenait près du