Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/83

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indulgent à l’Occidental obtus. La lumière claire de l’après-midi d’hiver s’adoucissait dans ses yeux gris.

Le journal de M. Razumov, comme le livre ouvert de la destinée, fait revivre dans ma mémoire cette journée, singulièrement cruelle pour n’avoir été assombrie par aucun pressentiment. Victor Haldin était encore parmi les vivants, mais parmi ces vivants dont le seul rapport avec la vie est l’attente de la mort. Il avait sans doute consacré déjà aux dernières de ses affections terrestres, les heures de ce silence obstiné, qui devait se prolonger pour lui dans l’éternité. Cet après-midi-là, les dames Haldin reçurent la visite de nombreux compatriotes, plus nombreux qu’elles n’avaient coutume d’en voir en un seul jour, et le salon, situé au rez-de-chaussée de la vaste maison du boulevard des Philosophes, était très rempli.

Je restai le dernier, et quand je me levai, Mlle Haldin en fit autant : Je pris sa main et fus poussé à revenir sur notre conversation du matin, dans la rue.

« En admettant », commençai-je, « que nous autres Occidentaux ne sachions pas comprendre le caractère de vos concitoyens… »

On aurait dit qu’une prescience mystérieuse l’avait préparée à mes paroles. Elle m’arrêta doucement :

« Leurs impulsions… leurs… » Elle cherchait le mot propre et le trouva, mais en français… « leurs mouvements d’âme. »

Sa voix n’était qu’un murmure.

« Si vous voulez », dis-je. « Mais tout de même, nous assistons à un conflit. Vous prétendez que ce n’est pas une lutte de classes ou d’intérêts. Je veux bien l’admettre. Faut-il admettre aussi que le sang et la violence puissent réconcilier les champions des idées les plus éloignées, et puissent cimenter leur union pour amener cette ère de concorde dont vous proclamez la venue prochaine ? »

Elle eut pour moi un regard scrutateur de ses yeux gris, mais ne répondit pas à ma question si raisonnable, à ma question trop claire, et qui n’admettait pas de réplique.

« C’est inconcevable », ajoutai-je, avec une sorte de dépit.

« Tout est inconcevable », dit-elle ; « le monde entier est inconcevable pour la stricte logique des idées. Et pourtant le monde existe pour nos sens, et nous existons aussi. Il doit y avoir une nécessité supérieure à nos conceptions. C’est chose très misérable et très décevante que d’appartenir à la majorité. Nous autres Russes saurons trouver une forme de liberté nationale plus intéressante qu’une lutte artificielle de partis,…