Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/86

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l’étudiant Haldin recevait jamais des lettres à l’Université, et avait emporté sa correspondance.

« Mes deux dernières lettres », dit-elle.

Nous nous regardâmes. Quelques flocons de neige voltigeaient sous les branches dénudées. Le ciel était sombre.

« Que pensez-vous qui ait pu arriver ? » demandai-je.

Elle eut un mouvement léger des épaules.

« On ne peut jamais dire… en Russie ! »

Je vis alors l’ombre de l’autocratie qui pèse sur les épaules des Russes, sur leur soumission comme sur leur révolte. Je la vis sur la belle figure ouverte qui sortait du col de fourrure, je la vis assombrir les yeux clairs dont le regard gris et brillant luisait pour moi sous la lumière morne de l’après-midi nuageux et inclément.

« Marchons », dit-elle ; « il fait froid à rester immobiles…, aujourd’hui ! »

Elle eut un léger frisson, et frappa le sol de son petit pied. Nous marchâmes rapidement jusqu’au bout de l’allée, revenant ensuite à la grande porte du jardin.

« Avez-vous dit cela à votre mère ? » hasardai-je.

« Non, pas encore ; je suis venue me promener pour chasser l’impression de cette lettre. »

J’entendis un bruit vague de papier froissé. Cela venait de son manchon. Elle avait apporté la lettre et la tenait là…

« Que craignez-vous donc ? » demandai-je.

Pour nous, Européens de l’Ouest, toutes les idées de complots, de conspirations politiques, paraissent enfantines, simples inventions de théâtre ou de romans. Je ne voulais pas poser une question plus précise.

« Pour nous… pour ma mère surtout… ce que je crains, c’est l’incertitude. Il y a des gens qui disparaissent. Oui ! qui disparaissent. Je vous laisse à imaginer la cruauté de cela…, de semaines…, de mois…, d’années de silence. Cet ami dont je vous parlais, n’a pas poursuivi son enquête lorsqu’il a su que la police s’était emparée des lettres. Il aura eu peur de se compromettre. Il a une femme, des enfants ; pourquoi, après tout, irait-il au-devant du danger ?… D’ailleurs il n’a pas de relations influentes et n’est pas riche. Que pourrait-il faire ? Oui, j’ai peur du silence… pour ma pauvre mère. Elle ne pourra pas le supporter… Pour mon frère, j’ai peur… » Son ton devint presque imperceptible : « j’ai peur de tout… ! »