Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/92

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devant mes yeux les doigts de ses deux mains ; puis elle les sépara lentement avec un regard droit vers mon visage. – « Voilà ce que ma pauvre mère a trouvé, pour nous torturer toutes les deux au cours des années à venir », ajouta l’étrange fille. À ce moment, dans cette rencontre de la passion et du stoïcisme, son charme indéfinissable éclatait à mes yeux. Et je comprenais ce que pourrait être son existence, en face de l’immobilité terrifiante de Mme Haldin, hantée par cette idée fixe. Mais mon douloureux intérêt était condamné au silence par mon ignorance du mode de sa souffrance. L’abîme qui sépare certaines nationalités constitue pour nos natures complexes d’Occidentaux, un obstacle redoutable. Mlle Haldin était sans doute trop droite pour soupçonner mon embarras. Elle n’attendait de moi aucune parole, et reprit courageusement, comme si elle avait lu mes pensées sur mon visage :

« Au commencement, ma pauvre mère s’est engourdie », comme disent nos paysans ; « puis elle s’est mise à penser, et elle continuera, à l’avenir, à penser, et à penser encore, de cette affreuse façon ! Vous voyez vous-même la cruauté… »

Avec quelle sincérité je convenais avec elle de l’atroce misère de semblables rêveries ! La jeune fille eut un soupir anxieux :

« Mais tous ces détails étranges, dans votre journal… », s’écria-t-elle brusquement. « Que signifient-ils donc ? Ils doivent dire la vérité. Mais n’est-il pas terrible de penser que mon pauvre frère a été arrêté, errant à l’aventure, et seul, comme un désespéré, dans les rues, la nuit… »

Nous étions si près l’un de l’autre que je pus, malgré l’obscurité de l’antichambre, la voir mordre sa lèvre pour contenir un sanglot. Elle reprit, après un instant de silence :

« J’ai suggéré à ma mère l’idée d’une trahison, par quelque faux ami, ou peut-être simplement par un lâche. Cette pensée lui serait peut-être moins lourde. »

Je compris alors l’allusion de la pauvre femme à Judas.

« Vous avez peut-être raison », fis-je, en admirant en mon for intérieur la sagesse et la subtilité de cette sollicitude filiale.

Elle devait se résoudre à la vie que lui imposaient les conditions politiques de son pays. Ce qu’elle avait à envisager c’étaient des réalités cruelles, et non des imaginations morbides nées dans son esprit. Je ne pus me défendre d’un certain sentiment de respect, lorsqu’elle ajouta, simplement :