Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/114

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les hommes s’écartent fréquemment de leur intérêt bien entendu[1].

Enfin, le gouvernement, quelle que soit sa forme, réside-t-il de fait dans le possesseur de l’autorité suprême ? Le pouvoir ne se subdivise-t-il pas ? Ne se partage-t-il point entre des milliers de subalternes ? L’intérêt de ces innombrables gouvernants est-il alors le même que celui des gouvernés ? non, sans doute. Chacun d’eux a tout près de lui quelque égal ou quelque inférieur, dont les pertes l’enrichiraient, dont l’humiliation flatterait sa vanité, dont l’éloignement le délivrerait d’un rival, d’un surveillant incommode.

Pour défendre le système qu’on veut établir, ce n’est pas l’identité de l’intérêt, c’est l’universalité du désintéressement qu’il faut démontrer.

Au haut de la hiérarchie politique, un homme sans passions, sans caprices, inaccessible à la séduction, à la haine, à la faveur, à la colère, à la jalousie, actif, vigilant, tolérant pour toutes les opinions, n’attachant aucun amour-propre à persévérer dans les erreurs qu’il aurait commises, dévoré du désir du bien, et sachant néanmoins résister à l’impatience et respecter les droits du temps ; plus bas, dans la gradation des pouvoirs, des ministres doués des mêmes vertus, existant dans la dépendance sans être serviles, au milieu de l’arbitraire sans être tentés de s’y prêter par crainte ou d’en abuser par égoïsme ; enfin, partout, dans les fonctions inférieures, même réunion de qualités rares, même amour de la justice, même oubli de soi : telles sont les hypothèses nécessaires. Les regardez-vous comme probables ?

  1. Il est insensé de croire, dit Spinosa, que celui-là seul ne sera pas entraîné par ses passions, dont la situation est telle qu’il est entouré des tentations les plus fortes, et qu’il a plus de facilité et moins de danger à leur céder.