Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/349

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a presque dans chaque village un érudit, qui aime à raconter ses rustiques annales, et qu’on écoute avec respect. Les habitants trouvent du plaisir à tout ce qui leur donne l’apparence, même trompeuse, d’être constitués en corps de nation, et réunis par des liens particuliers. On sent que, s’ils n’étaient arrêtés dans le développement de cette inclination innocente et bienfaisante, il se formerait bientôt en eux une sorte d’honneur communal, pour ainsi dire, d’honneur de ville, d’honneur de province qui serait à la fois une jouissance et une vertu. L’attachement aux coutumes locales tient à tous les sentiments désintéressés, nobles et pieux. C’est une politique déplorable que celle qui en fait de la rébellion. Qu’arrive-t-il aussi ? que dans les États où l’on détruit ainsi toute vie partielle, un petit État se forme au centre ; dans la capitale s’agglomèrent tous les intérêts ; là vont s’agiter toutes les ambitions. Le reste est immobile. Les individus, perdus dans un isolement contre nature, étrangers au lieu de leur naissance, sans contact avec le passé, ne vivant que dans un présent rapide, et jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent d’une patrie qu’ils n’aperçoivent nulle part, et dont l’ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune de ses parties[1].


  1. C’est avec un vif plaisir que je me trouve d’accord sur ce point avec un de mes collègues et de mes amis les plus intimes, dont les lumières sont aussi étendues que son caractère est estimable, M. Degérando. On craint, dit-il, dans des lettres manuscrites qu’il a bien voulu me communiquer, on craint ce qu’on appelle l’esprit de localité. Nous avons aussi nos craintes : nous craignons ce qui est vague, indéfini à force d’être général. Nous ne croyons point, comme les scolastiques, à la réalité des universaux en eux-mêmes. Nous ne pensons pas qu’il y ait dans un État d’autres intérêts réels que les intérêts locaux, réunis lorsqu’ils font les mêmes, balancés lorsqu’ils sont divers, mais connus et