Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/383

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il ne faut pas déshonorer ceux qui l’ont fondée, ni proscrire ceux qui la défendent.

Vous citez la république de Rome. Mais vous vous trompez sur les faits. La monarchie romaine fut fondée par des brigands, et la monarchie romaine ne subjugua pas le quart de l’Italie. La république romaine fut fondée par les plus austères et les plus vertueux des hommes[1] ; et certes après l’expulsion des Tarquins, il n’y avait pas, je le pense, un citoyen dans Rome qui osât flétrir la mémoire de Junius Brutus[2].

Vous tous, anciens amis de la liberté, indécis aujourd’hui, retenus par des considérations, des engagements,

  1. Parvenu à l’époque de l’expulsion des Tarquins, Tite-Live observe que c’est une grande marque de la protection des dieux, et un grand bonheur pour Rome, qu’elle ne fût pas constituée en république au moment de sa fondation, mais seulement deux cent quarante ans après, lorsque les premiers habitants, qui n’étaient que des brigands indisciplinés et incapables de liberté, eurent fait place à une génération plus policée dans ses mœurs, plus élevée dans ses sentiments, et plus morale dans ses principes.
  2. Il y a dans les institutions politiques une partie qui, si l’on me permet une expression très-inexacte sous beaucoup de rapports, mais qui fera sentir mon idée, tient, pour ainsi dire, du dogme, et qu’il est nécessaire, pour l’affermissement de ces institutions, de présenter au peuple comme un objet de respect. Les événements et les hommes auxquels une institution doit son origine sont dans ce cas. L’odieux qu’on verse sur eux retombe inévitablement sur l’institution. Il se peut que, lorsque le temps aura séparé les haines des faits, le ressentiment des souvenirs, et les choses des individus, l’opprobre des uns ne retombe pas sur les autres. Alors, insulter à la mémoire des républicains ne sera plus qu’une injustice. Mais aujourd’hui, dans une révolution dont nous sommes contemporains, déshonorer les chefs de cette révolution, c’est déshonorer la révolution même. Apprécier la république, en détestant ses fondateurs, est une opération beaucoup trop abstraite pour les hommes ordinaires. Il faut au moins que cette république ait pour elle l’habitude et les intérêts individuels qui se groupent autour des gouvernements qui existent, avant qu’elle puisse se soutenir seule, et résister aux préventions qu’on veut inspirer contre ses auteurs. Il est impossible que le peuple ne retourne pas d’impulsion vers la royauté, si on lui représente la république comme établie par des