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Page:Constant - Adolphe (Extraits de la correspondance), 1960.djvu/95

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ses derniers moments. Je me demandais si la vérité n’était pas un devoir ; mais quel eût été le résultat d’une vérité que Julie craignait d’entendre ? J’ai déjà dit que le cercle de ses idées ne s’étendait point au delà de cette vie, jusqu’à ses malheurs personnels, la mort ne l’avait jamais frappée que comme un incident inévitable, sur lequel il était superflu de s’appesantir. La perte de ses enfants, en déchirant son cœur, n’avait rien changé à la direction de son esprit. Lorsque des symptômes trop peu méconnaissables pour elle, puisqu’elle les avait observés dans la longue maladie de son dernier fils, jetaient à ses propres yeux une lueur soudaine sur son état, sa physionomie se couvrait d’un nuage ; mais elle repoussait cette impression ; elle n’en parlait que pour demander à l’amitié, d’une manière détournée, de concourir à l’écarter. Enfin, le moment terrible arriva[1]. Depuis plusieurs jours, son

  1. Cf. les notes des Journaux intimes (mai 1805). Diné chez Mme Talma. Sa fin est bien près. Elle a encore à travers la mort de la gaîté, de l'esprit, de la douceur et de la grâce (2 mai). Diner avec Mme Talma. Elle est enflée jusqu'à la poitrine. Elle a des mouvements de sensibilité déchi- rants. Elle tâche de se cacher son danger, et quand elle se tait, elle a des regards suppliants et tristes, comme si elle demandait la vie à ceux qui l'entourent. Le chi- rurgien dit qu'elle n'ira pas au delà de 8 jours (3 mai). On m'a fait dire que Mme Talma était beaucoup plus mal. J'y ai été. Je l'ai trouvée en effet plus mal, beau- coup, que hier. Elle a eu une crise où j'ai cru qu’elle expirerait. Le médecin dit qu'elle ne vivra pas 24 heures. Au milieu des tristes soins que je lui rends, j'étudie la mort elle-même. Mme Talma a toutes ses facultés : elle a de l'esprit, de la mémoire, de la grâce, de la gaîté, la même vivacité dans ses opinions. Tout cela sera-t-il anéanti ! Elle n'a plus qu'un souffle de vie et l'on voit bien clairement que tout ce qu'elle a conservé de son âme n'est que gêné par sa fạiblesse, mais pas du tout diminué intrinsèquement. Y aurait-il en nous quelque chose d'immortel? Il est certain que si on prenait ce qui la fait penser, parler, rire, ce qui en elle est intelli- gent, ce qui est elle en un mot, ce pourquoi je l'ai aimée, et qu'on transportât cela dans un autre corps, tout cela revivrait. Nothing is impaired, et pourtant ses organes sont détruits, ses yeux peuvent à peine s'ouvrir, elle ne respire qu'avec effort, elle ne peut soulever le bras. Si cette faiblesse, cette dissolution ne porte aucune atteinte à sa partie intellectuelle, pourquoi la mort y porterait-elle atteinte, la mort qui n'est que le complé- ment de cette faiblesse? L'instrument faussé, et déjà demi-brisé, la laisse intérieurement tout à fait ce qu’elle était. Pourquoi l'instrument brisé complètement ne la laisserait-il pas telle ? Y a-t-il une partie de nous qui nous survive ? Je suis bien impartial dans la question : toute la série de mes idées d'habitude est contre, mais le spectacle de la mort me fait entrevoir des probabi- lités pour, dont je n'avais jusqu'ici nulle idée... (4 mai). Elle est morte. C'en est fait, fait pour jamais. Je l'ai vue mourir. Je l'ai soutenue longtemps dans mes bras après qu'elle n'était plus. Le matin, elle parlait encore avec esprit, grâce et raison. Sa tête était tout entière, sa mémoire, sa finesse, sa sensibilité, rien n’avait disparu. Où tout cela est-il allé? J'ai bien contemplé la mort, sans effroi, sans autre trouble que la douleur, et cette douleur était suspendue par l'espoir de la secou- rir encore une fois. Je n'y ai rien vu d'assez violent pour briser cette intelligence que tant d’évanouisse- ments non moins convulsifs n'avaient pas brisée. Cepen- dant que serait-elle, cette intelligence qui se forme de nos sensations, qui n'existerait pas sans ces sensations ? Enigme inexplicable ! Que sert de creuser un abîme sans fond? Sous d'autres rapports, la mort est encore bien remarquable. Il semble que ce soit une force étran- gère qui vienne fondre sur notre pauvre nature et ne lâche prise qu'après l'avoir étouffée. Mme Talma, au moment de cette dernière crise, a eu le mouvement de s'enfuir. Elle s'est soulevée avec force, elle a voulu descendre de ce lit fatal. Elle avait toute sa tête, elle entendait ce que l'on conseillait autour d'elle, elle dirigeait les secours; quand elle entendait proposer quelque chose, elle en demandait d'une voix expirante. Deux minutes avant de mourir, elle indiquait de la voix et du geste ce qu'il fallait essayer. Qu'est-ce donc que cette intelligence qui ressemblait à un général vaincu donnant encore des ordres à une armée en déroute? Je l'ai revue après. Une bizarre, avide et sombre curio- sité m'a conduit près de ce corps sans vie. Les yeux demi-fermés, la bouche ouverte, la tête renversée, les cheveux épars, les mains en contraction, plus d’expres- sion douce, rien qui lui ressemblât ! Nue, et un quart d'heure avant sa mort, elle m'éloignait par pudeur ! sourde à tout le bruit qui se passait autour d'elle, et on ne faisait pas un mouvement qu'elle ne le suivît de ses faibles regards ! Au milieu de toute cette douleur, je n'ai pas encore pensé à la perte que je fais. Je ne la regrette encore que pour elle (5 mai). (Note de l’éditeur.)