Page:Constant - De l'esprit de conquête, Ficker, 1914.djvu/56

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dirai, au grand scandale de nos modernes réformateurs, qu’ils s’intitulent Lycurgues ou Charlemagne, si je voyois un peuple auquel on auroit offert les institutions les plus parfaites, métaphysiquement parlant, et qui les refuseroit pour rester fidèle à celles de ses pères, j’estimerois ce peuple et je le croirois plus heureux par son sentiment et par son âme, sous ses institutions défectueuses, qu’il ne pourroit l’être par tous les perfectionnemens proposés.

Cette doctrine, je le conçois, n’est pas de nature à prendre faveur. On aime à faire des lois, on les croit excellentes ; on s’enorgueillit de leur mérite. Le passé se fait tout seul ; personne n’en peut réclamer la gloire[1].

Indépendamment de ces considérations, et en séparant le bonheur d’avec la morale, remarquez que l’homme se plie aux institutions qu’il trouve établies, comme à des règles

  1. Je n’excepte du respect pour le passé que ce qui est injuste. Le temps ne sanctionne pas l’injustice. L’esclavage, par exemple, ne se légitime par aucun laps de temps. C’est que, dans ce qui est intrinsèquement injuste, il y a toujours une partie souffrante, qui ne peut en prendre l’habitude, et pour laquelle, en conséquence, l’influence salutaire du passé n’existe pas. Ceux qui allèguent l’habitude en faveur de l’injustice, ressemblent à cette cuisinière française à qui l’on reprochoit de faire souffrirdes anguilles en les écorchant : « Elles y sont accoutumées, dit-elle ; il y a trente ans que je le fais. »