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Page:Contejean - Tunis et Carthage. Notes de voyage, 1886.pdf/9

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est bordée d’hôtels et de cafés aussi élégants et aussi bien tenus que ceux de nos grandes villes, et la plupart des maisons ont trois ou quatre étages. Elles ne sont pas déshonorées par ces toits arrondis et ces mansardes qui enlaidissent nos boulevards parisiens. Plus loin se présentent les bâtiments de l’administration française et de l’état-major, avec postes de zouaves et gendarmes, et, vis-à-vis, quelques cafés arabes ; plus loin encore, des terrains vagues et des masures, et cette superbe allée, dont la largeur est énorme, se termine misérablement aux baraques en planches, aux chantiers et aux magasins du port : desinit in piscem. À gauche, on aperçoit à peu de distance les bords marécageux du Bahira, coupés de fossés infects par où se déversent les immondices de la ville ; à droite, ce sont des jardins maraîchers défendus par de formidables murailles de cactus ou de grands roseaux, et remplis de ricins arborescents, de vignes, de figuiers, de bananiers et de dattiers, ces derniers cultivés comme arbres d’ornement, car ils ne mûrissent leurs fruits que dans le désert. Les autres rues sont assez animées, surtout du côté de la gare française, mais peu intéressantes à visiter en ce moment, car le grand marché vient de fermer, et les paysans attardés s’éloignent dans le sud, en poussant devant eux leurs chameaux et leurs bourricots.

À la tombée de la nuit s’allument les lampes fumeuses des cafés arabes, dans l’intérieur desquels des artistes indigènes exécutent leurs effroyables concerts avec des instruments non moins indigènes : fifres criards ressemblant à ceux des pifferari de la campagne romaine, rebecs à trois cordes raclés avec fureur et rendant un son de bois sec, tambours de basques énormes frappés à tour de bras. Impossible de rien noter de cette musique étrange, où il n’y a, le plus souvent, ni chant ni mélodie, et de l’harmonie encore moins, mais qui est exécutée avec un incroyable entrain ; à peine, çà et là, peut-on saisir quelque motif à trois temps d’un boléro espagnol singulièrement défiguré. Étendus sur les nattes qui couvrent le sol, les consommateurs fument des cigarettes et jouent aux dames ou aux cartes ; celles-ci grossières, rugueuses, quelquefois pliées en long, et autrement marquées que les nôtres. Dans quelque coin, le patron compose ses mixtures devant un feu de charbons. On a vanté et déprécié outre mesure le café préparé à la manière arabe. La vérité est entre les deux. Comme on le sait, le marc reste mêlé au liquide, mais à l’état d’une poudre impalpable, qui se précipite peu à peu, et communique à la boisson un moëlleux fort apprécié des amateurs indigènes, et, selon moi, fort appréciable. Malheureusement la denrée est presque toujours de qualité inférieure, car on emploie surtout le café Rio.

Tunis n’est pas moins curieuse à visiter la nuit. Pendant que l’avenue de la Marine et ses abords brillent encore des feux du gaz, et que les amateurs achèvent leur partie de piquet ou de bézigue devant les cafés européens, la ville arabe est endormie dans le silence. Dans le quartier des souks, alors fermés, règne une obscurité profonde, et sous les