Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 10, 1839.djvu/210

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était de conserver la trace du vaisseau pendant le temps où il serait nécessairement caché à tous les yeux.

Ludlow se promenait sur le passe-avant du vaisseau, et s’appuyant sur les hamacs vides, il jetait de longs regards sur l’objet de ses poursuites. La Sorcière des Eaux était placée sous le point de l’horizon le plus favorable pour être vue. La faible lueur qui s’échappait encore des cieux était sans éclat de ce côté, et, pour la première fois de la journée, il vit le brigantin dans toute la justesse de ses proportions. L’admiration du marin se trouva mêlée aux autres sentiments du jeune homme. Le brigantin était placé de manière à montrer dans tout leur avantage la perfection de sa forme et la hardiesse de ses agrès ; l’avant se présentant au vent était tourné du côté de la Coquette, et, dans son balancement, Ludlow vit ou crut voir la mystérieuse figure toujours perchée sur le taille-mer, présentant son livre aux curieux, et montrant avec le doigt l’immensité des flots. Un mouvement du hamac sur lequel il s’appuyait invita le jeune officier à regarder à côté de lui, et il vit que le maître venait de s’approcher aussi près que la discipline pouvait le lui permettre. Ludlow avait un grand respect pour les talents de ce marin, et il ne voyait pas non plus sans chagrin que la capricieuse fortune eût peu fait pour récompenser les services d’un homme assez âgé pour être son père. Ces souvenirs disposaient toujours Ludlow à l’indulgence envers un matelot qui, à l’exception de ses talents dans la marine et de sa longue expérience, n’avait rien de recommandable.

— Nous allons voir une nuit sombre, master Trysail, dit le jeune capitaine, sans changer la direction de ses regards, et nous pouvons encore mettre une bouline avant de gagner de vitesse cet insolent qui est là-bas.

Le maître sourit comme une personne qui en sait plus qu’elle n’en veut dire, et secoua gravement la tête.

— Nous pouvons travailler longtemps sur les boulines et les vergues, avant que la Coquette (la figure d’ornement du vaisseau de guerre représentait aussi une femme) s’approche assez de ce noir visage sous le beaupré du brigantin, pour lui dire sa façon de penser. Vous et moi, qui avons été assez près d’elle, pour voir le blanc de ses yeux et compter les dents qu’elle montre en faisant son étrange grimace, quel bien en avons-nous retiré ? Je ne suis qu’un subordonné, capitaine Ludlow, et je connais trop bien mon