Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 11, 1839.djvu/91

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pour être tué. Pourquoi les sénateurs me volent-ils mon enfant ? n’ont-ils pas assez de leur grandeur et de leur richesse ?

— Tu sais, Antonio, que l’État doit avoir des défenseurs ; et si les officiers allaient dans les palais chercher de vigoureux marins, en trouveraient-ils beaucoup qui fissent honneur au lion ailé à l’heure du danger ? ton vieux bras est nerveux, tes jambes ne chancèlent point sur l’eau, et ils cherchent ceux qui comme toi sont habitués à la mer.

— Tu aurais dû ajouter : et ceux qui ont une poitrine ainsi couverte de cicatrices. Tu n’étais pas né, Jacopo, que je combattais les infidèles, et mon sang fut répandu comme de l’eau pour l’État. Mais ils l’ont oublié… tandis que de riches marbres dans les églises parlent des hauts faits de ceux qui revinrent sans blessures de la même guerre.

— J’ai entendu mon père dire la même chose, répondit le Bravo d’un air sombre et parlant d’une voix altérée. Il fut aussi blessé dans cette guerre, mais on l’oublia aussi.

Le pêcheur jeta un regard autour de lui, et s’apercevant que plusieurs groupes causaient autour d’eux sur la place, il fit signe à son compagnon de le suivre, et ils marchèrent vers le quai.

— Ton père, dit-il, fut mon camarade et mon ami. Je suis vieux, Jacopo, et pauvre ; mes journées se sont passées dans les fatigues sur les lagunes, et mes nuits à gagner des forces pour le travail du lendemain ; mais, j’ai éprouvé un grand chagrin d’apprendre que le fils d’un homme que j’ai beaucoup aimé, et avec lequel j’ai souvent partagé le bon et le mauvais temps, a choisi un état comme celui qu’on dit que tu fais. L’or qui est le prix du sang ne profite jamais ni à celui qui le donne ni à celui qui le reçoit.

Le Bravo écoutait en silence ; et pourtant son compagnon (qui dans un autre moment, ou maîtrisé par d’autres émotions, l’eût évité comme la peste) s’aperçut, en jetant un sombre regard sur son visage, que les muscles en étaient légèrement agités, et qu’une pâleur qui, à la lueur de la lune, lui donnait l’air d’un fantôme, couvrait son front.

— Tu as permis que la pauvreté t’entraînât à de grandes fautes, Jacopo ; ajoutant-il ; mais il n’est jamais trop tard pour appeler les saints à son secours, et pour mettre de côté le stylet ! Il n’est point honorable pour un homme à Venise d’avoir ta réputation ;