CHAPITRE III.
nn bâtiment qui à ses voiles déferlées et son pavillon déployé est
toujours un beau spectacle, et le Montauk, noble paquebot du port
de sept cents tonneaux, construit à New-York, était un échantillon
de première classe de l’école d’architecture navale de bâtiments
à formes arrondies, et il ne lui manquait rien de ce que pouvaient
fournir le goût et l’expérience du temps. La scène qui se
passait sous leurs yeux fit bientôt oublier à Ève et à mademoiselle
Viefville les présentations du capitaine, et toutes deux examinaient
avec un vif intérêt les divers mouvements des hommes de l’équipage
et des passagers, à mesure qu’ils passaient devant elles.
Une foule de personnes bien vêtues, mais évidemment de classe inférieure à celles qui étaient sur l’arrière, couvraient les passe-avants, ne songeant guère à toutes les souffrances physiques qu’elles auraient à endurer avant d’arriver à la terre de promission ; cette Amérique éloignée vers laquelle les pauvres et les opprimés de presque toutes les nations tournent les yeux pour y chercher un asile. Ève y vit avec surprise des hommes et des femmes âgés, des êtres qui allaient rompre presque tous les nœuds qui les attachaient au monde, pour trouver un répit contre les peines et les privations qu’ils avaient eu à supporter pendant plus de soixante ans. Quelques-uns s’étaient sacrifiés pour obéir à un instinct mystérieux qui attache l’homme à ses enfants, tandis que d’autres partaient avec joie, animés par l’espoir que leur inspiraient leur jeunesse et leurs forces. Un petit nombre, victimes de leurs vices, s’étaient embarqués dans l’espoir frivole qu’un changement de scène et plus de moyens de se livrer à leurs goûts, produiraient en eux un heureux changement. Tous avaient des projets que le jour de la vérité aurait fait évanouir ; et parmi les émigrants rassemblés sur ce bâtiment, peut-être n’existait-il pas un seul aventurier qui se fît une idée saine ou raisonnable de la manière dont se terminerait son entreprise. Plusieurs pourront obtenir un succès qui surpassera leurs plus belles espérances, mais, sans aucun doute, la plupart sont destinés à être désappointés.