Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 16, 1839.djvu/15

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le dire, depuis trois ans qu’il habitait Templeton, il avait commencé à se considérer comme faisant partie de la famille, et chez lui il ne parlait jamais de la fille de M. Effingham que sous le nom d’Ève ou d’Ève Effingham ; mais il trouva alors que c’était autre chose de prendre un ton de familiarité au milieu de ses amis, ou de se le permettre en face de celle qui en était l’objet ; et quoique, de manière ou d’autre, les paroles lui manquassent rarement, il resta positivement muet. Ève le mit plus à son aise en faisant signe à Pierre d’avancer une chaise, et en lui parlant la première :

— Je regrette que mon père soit sorti, lui dit-elle pour montrer qu’elle ne prenait pas cette visite pour elle ; mais je l’attends à chaque instant. Êtes-vous arrivé récemment de Templeton ?

Aristobule commença à respirer, et il reprit son ton et ses manières ordinaires suffisamment pour ne pas démentir sa réputation d’avoir de l’empire sur lui-même. Il est vrai que son projet d’établir sur-le-champ une relation d’intimité entre lui et miss Effingham était déjoué, du moins pour le moment, sans qu’il pût trop savoir quelle en était la cause ; car ce n’était que l’air grave et réservé d’Ève qui l’avait repoussé à une distance qu’il ne pouvait expliquer. Avec un tact qui faisait honneur à sa sagacité, il sentit à l’instant qu’il ne pouvait s’ancrer dans ces parages qu’à force de prudence et par des moyens extraordinairement lents. Cependant M. Bragg était un homme décidé, et dont les vues se portaient fort loin ; et, quelque singulier que cela pût paraître, il se promettait, même dans un moment si peu propice, de faire un jour de miss Effingham mistress Aristobule Bragg.

— J’espère que M. John Effingham se porte bien, dit-il du ton dont un écolier qui vient d’être grondé commence à réciter sa leçon ; j’ai entendu dire qu’il jouissait d’une mauvaise santé, — M. Bragg, malgré son intelligence, n’était pas toujours heureux dans le choix de ses expressions, — quand il est parti pour l’Europe. Après avoir voyagé si loin et en si mauvaise compagnie, il n’est pas étonnant qu’il ait désiré dans sa vieillesse de venir goûter du repos dans son pays.

Si l’on eût dit à Ève que l’homme qui s’exprimait d’une manière si délicate et dont la voix était aussi harmonieuse que ses pensées étaient lucides et élégantes, avait la hardiesse d’élever ses prétentions jusqu’à elle, il n’est pas facile de dire ce qui aurait dominé dans son esprit de la gaieté ou du ressentiment. Mais