Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 18, 1841.djvu/24

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l’avant-garde, partit tout à coup d’un grand éclat de rire, et, retenant son mulet, il laissa défiler la cavalcade jusqu’à ce qu’il se trouvât à côté du jeune domestique dont nous avons fait une mention particulière ; celui-ci jeta sur son prétendu maître un regard sévère et mécontent, et lui dit d’un ton que ne comportait guère la différence apparente de leurs situations respectives :

— Comment, maître Nuñez ! Pourquoi as-tu quitté ta position en avant pour venir te mettre familièrement en contact avec les varlets qui sont à l’arrière-garde ?

— Je vous demande mille pardons, honnête Juan, répondit le maître, riant encore, quoiqu’il fît évidemment des efforts pour réprimer cet accès de gaieté par respect pour celui qui lui parlait, mais il nous est arrivé une calamité qui surpasse toutes celles qu’on peut lire dans les fastes et les légendes de la nécromancie et de la chevalerie errante. Le digne maître Ferréras, que vous voyez là-bas, et qui est si habile à manier l’or, ayant passé toute sa vie à acheter et à vendre de l’orge et de l’avoine, a perdu sa bourse, qu’il paraît avoir oubliée dans l’auberge que nous venons de quitter, en payant un peu de pain dur et d’huile rance. Je doute qu’il reste vingt réaux entre nous tous.

— Et est-ce un sujet de plaisanterie de nous trouver sans argent, maître Nuñez ? répliqua le prétendu serviteur, quoiqu’un sourire qui se montrait à peine sur ses lèvres parût indiquer en lui quelque penchant à partager la gaieté de son compagnon. Grâce au ciel, nous ne sommes pas très-loin d’Osma, et nous pourrons avoir moins besoin d’argent. — Et à présent, mon maître, permets-moi de t’ordonner de garder le rang qui te convient en tête de la cavalcade, et de ne plus t’oublier en te familiarisant avec tes inférieurs. Je n’ai plus besoin de toi ; retourne donc auprès de maître Ferréras, et dis-lui que je suis fâché de la perte qu’il a faite.

Nuñez sourit, quoique son prétendu serviteur détournât les yeux comme s’il eût voulu donner lui-même l’exemple du respect pour l’ordre qu’il venait de donner, tandis que le jeune homme cherchait évidemment à obtenir de lui un regard de satisfaction et de faveur. Un instant après, il avait repris sa place ordinaire dans la cavalcade.

Lorsque la nuit avança et que l’heure fut arrivée où les hommes et les animaux donnent ordinairement des signes de fatigue, les voyageurs n’en firent que presser davantage leurs mulets, et, à