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Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 18, 1841.djvu/354

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voyait les sommets s’élever au milieu de l’île, roulait ses eaux le long d’une vallée riante pour venir se jeter dans l’Océan. Elle n’était ni large ni profonde, mais il s’y trouvait beaucoup plus d’eau qu’il n’en fallait pour mettre à flot les légères pirogues des insulaires. Ses rives étaient bordées d’arbrisseaux, et pendant qu’ils la remontaient, Luis y remarqua un grand nombre de sites où il lui sembla qu’il pourrait consentir à passer sa vie, pourvu que Mercédès y fût avec lui. Il est à peine nécessaire d’ajouter que, dans ces parages, il se représentait sa maîtresse parée de velours et de dentelles, comme c’était alors la mode chez les grandes dames, et qu’il voyait ses grâces naturelles armées de tous les accessoires de la civilisation, et embellies par l’air d’aisance d’une femme qui était tous les jours, sinon à toute heure, en présence de la reine sa maîtresse.

Lorsqu’on eut perdu de vue la côte en entrant dans la rivière entre deux pointes qui en formaient l’embouchure, Sancho fit remarquer à don Luis une flottille de pirogues portant des voiles en toile de coton, qui la descendaient vent arrière, et qui semblaient, comme plusieurs autres qu’ils avaient rencontrées dans le cours de la journée, se rendre dans la baie d’Acul pour y voir les merveilleux étrangers. Les Indiens qui étaient avec eux sur la pirogue remarquèrent aussi ces frêles embarcations, et, par leurs signes et leurs sourires, ils montrèrent qu’ils se doutaient de leur destination. En ce moment aussi, c’est-à-dire quand la pirogue entra dans la rivière, Mattinao tira de dessous une robe de légère toile de coton qu’il portait quelquefois, un cercle mince d’or pur qu’il posa sur sa tête en guise de couronne. Luis savait que c’était là une preuve que Mattinao avait le rang de cacique, et qu’il était un des tributaires de Guacanagari. En le voyant se revêtir ainsi des marques de sa dignité, il pensa avec raison que Mattinao venait d’entrer dans le territoire qui lui était soumis, et il se leva pour le saluer, ce que firent aussi tous les Haïtiens. Du moment que le jeune cacique eut quitté l’incognito, il quitta aussi la rame, et prit un air de dignité et d’autorité. De temps en temps il essayait de converser avec Luis, autant que le comportaient leurs moyens imparfaits de communication. Il prononça souvent le mot Ozéma, et, d’après la manière dont il le prononçait, Luis conclut que c’était le nom de sa femme favorite ; car déjà les Espagnols s’étaient assurés, ou du moins croyaient l’être, que les caciques se permettaient d’avoir plusieurs femmes,