Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 20, 1843.djvu/38

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Sir Wycherly était un homme vert et vigoureux pour son âge, et il n’avait pas une lâche crainte de la mort. Il sentait pourtant qu’elle ne pouvait être très-éloignée, puisqu’il avait déjà quatre-vingt-quatre ans. Cependant il y a certaines phrases d’usage que Dutton ne jugea pas convenable de débiter en ce moment ; et comme s’il eût voulu admirer ses joues portant encore les couleurs de la santé, se tournant vers lui pour donner plus de force à ses paroles, il répondit :

— Vous verrez encore descendre dans le tombeau la moitié de nous, sir Wycherly. J’ose pourtant dire qu’un autre demi-siècle en emportera la plupart ; car à peine M. Thomas et ce jeune officier peuvent-ils espérer de filer une plus longue touée. Quant à moi, je désire seulement vivre jusqu’à la fin de cette guerre, afin de voir triompher encore une fois les armes de Sa Majesté, quoiqu’on dise que nous en avons pour une bonne trentaine d’années. Il y a eu des guerres qui ont duré aussi longtemps, sir Wycherly, et je ne vois pas pourquoi cela n’arriverait pas à celle-ci comme à toute autre.

— Vous avez raison, Dutton ; cela est non-seulement possible, mais même probable, et j’espère que vous et moi nous vivrons assez pour voir notre chasseur de fleurs que voilà, capitaine d’un vaisseau de ligne. – Car ce serait presque porter nos désirs trop haut que de nous attendre à le voir amiral. Il y en a eu un qui portait notre nom, et j’avoue que j’aimerais à en voir un autre.

— M. Thomas n’a-t-il pas un frère dans le service de la marine, sir Wycherly ? J’avais cru que votre frère le juge avait dessein de nous donner un de ses fils.

— Il y avait pensé, mais ils ont fini par entrer tous deux dans l’armée de terre. Grégoire devait être midshipman et mon frère lui avait donné ce nom en souvenir de notre malheureux frère qui a péri dans un naufrage. Je désirais qu’il nommât le troisième Jacques, d’après notre autre frère Saint-Jacques ; mais jamais je n’ai pu lui faire comprendre toute la piété de cet excellent jeune homme.

Dutton fut un peu embarrassé, car Saint-Jacques, en disparaissant du monde, n’y avait-pas laissé une très-bonne réputation ; cependant, plutôt que de risquer d’offenser le baronnet, il aurait attribué à son frère défunt toutes les vertus possibles. Mais heureusement un changement qui survint dans le brouillard lui offrit une occasion pour changer de conversation. Pendant tout le commencement de la matinée, la mer avait été invisible du haut du promontoire ; car, aussi loin que l’œil pouvait pénétrer, elle était couverte d’épaisses vapeurs, paraissant un voile blanc qui la dérobait à la vue. Une partie de ces vapeurs s’était agglomérée autour du promontoire, de sorte qu’on