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Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 21, 1844.djvu/274

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sorte de rivalité entre les bâtiments de guerre ; et les hommes étant l’objet le plus essentiel pour faire valoir les bonnes qualités d’un bâtiment, on ne renonçait à un seul matelot qu’avec une répugnance qu’il faut avoir vue pour y croire. Cuff ne pouvait donc se résoudre à rendre pleine justice à Ithuel, quoiqu’il ne pût se décider à porter l’injustice jusqu’à le faire juger et condamner ; et comme Nelson lui avait laissé un pouvoir discrétionnaire, il en usa comme nous venons de le rapporter.

Si la position de l’Américain eût été mise franchement sous les yeux de Nelson, l’amiral aurait ordonné sans hésiter qu’on lui donnât son congé. Il n’avait rien de commun avec l’esprit de rivalité des bâtiments de son escadre, et il avait des idées et des vues trop élevées pour prendre part à l’injustice de contraindre un étranger à rester au service de l’Angleterre ; car ce n’était que lorsqu’il était sous l’influence pernicieuse de la sirène à laquelle nous avons déjà fait allusion, qu’il cessait d’être juste et magnanime. Il avait certainement des préjugés, préjugés qui quelquefois même passaient les bornes ordinaires. L’Amérique à ses yeux ne valait guère mieux que la France ; mais il n’était pas sans quelque excuse pour la première de ces antipathies nationales ; car, indépendamment de l’aversion naturellement produite par l’établissement de la république cisatlantique, le hasard, dans les Indes occidentales, l’avait mis à portée de reconnaître les fraudes, les ruses et la cupidité d’une classe d’hommes qui ne montrent jamais le caractère national sous ses couleurs les plus brillantes. Cependant il avait trop d’intégrité pour protéger volontairement l’injustice, et l’esprit trop chevaleresque pour s’abaisser au rôle d’oppresseur. Mais Ithuel était tombé entre les mains d’un homme qui, s’il était préservé des faiblesses de l’amiral, était bien loin d’en avoir les grandes qualités, et qui était fortement imbu de l’esprit de rivalité qui régnait entre tous les bâtiments de l’escadre. Winchester obéit aux ordres du capitaine Cuff. Il fit sortir de son hamac le capitaine d’armes, et lui ordonna d’ôter les fers à Ithuel Bolt, et de le lui amener sur le gaillard d’arrière.

— D’après ce qui s’est passé ce matin, dit le premier lieutenant à l’Américain, assez haut pour être entendu de tous ceux qui n’étaient pas à l’autre bout du bâtiment, le capitaine Cuff a donné ordre qu’on vous ôte vos fers, et que vous repreniez votre service comme par le passé. Vous saurez apprécier cette indulgence, Bolt, et je ne doute pas que vous n’en serviez avec plus de zèle que jamais. N’oubliez pas que vous avez été sur le point d’avoir une corde autour du cou. — Demain matin, vous rependrez votre service.