Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait dû causer à son excellent père et à sa bonne sœur, la chère enfant !

Clawbonny ne m’avait jamais paru plus admirable que dans ce moment. La maison enfoncée dans sa riante vallée, les vergers commençant à perdre leurs fleurs, les belles et vertes prairies dont l’herbe veloutée se balançait au souffle du vent du sud, les champs de blé et de graines de toute espèce, les troupeaux ou ruminant dans la plaine, ou formant des groupes à l’état de repos sous l’ombrage des arbres, tout indiquait l’abondance et la paix. Et pourtant c’était cette résidence heureuse et tranquille que j’avais quittée volontairement pour aller me battre contre des pirates dans le détroit de la Sonde, pour faire naufrage sur les côtes de Madagascar, courir le plus grand risque dans un canot à la hauteur de l’Île-de-France, et n’échapper que par miracle à une mort horrible sur les côtes de mon propre pays !

À peu de distance de la maison était un bosquet touffu dans lequel j’avais construit avec Rupert un petit pavillon d’été où nous aimions à venir nous reposer dans l’après-midi. Nous n’en étions qu’à trois cents pas quand nous vîmes nos sœurs entrer dans le bois, prenant évidemment la direction du pavillon. Au même moment j’aperçus Neb qui arrivait par le chemin conduisant à la crique. Le pauvre garçon marchait à pas de tortue, comme s’il voulait retarder l’instant où il serait obligé de s’expliquer. Après un moment de consultation nous nous décidâmes à nous rendre droit au bosquet, et à devancer ainsi Neb, qui devait passer trop près du pavillon pour ne pas être vu et reconnu. Nous rencontrâmes plus d’obstacles que nous ne l’avions prévu, notre mémoire nous servant mal. Arrêtés par des broussailles, nous n’arrivâmes que lorsque le nègre était déjà en présence de ses deux maîtresses.

En les voyant tous trois, je ne pus retenir un mouvement d’effroi. Neb lui-même, dont la figure était ordinairement luisante comme du vernis, était presque blême. Le pauvre diable ne pouvait parler, et quoique Lucie le secouât de toutes ses forces pour en tirer quelque explication, il ne répondait que par des larmes ; elles coulaient par torrents de ses yeux, et enfin il se jeta à terre et se mit à sangloter.

— Est-ce la honte de s’être enfui ? s’écria Lucie ; ou serait-il arrivé quelque malheur à nos frères ?

— Il ne pourrait le savoir, puisqu’il n’était pas avec eux ; cependant je suis toute tremblante.

— Ce n’est pas à cause de moi, chère sœur, dis-je alors sans me montrer ; nous voici, Rupert et moi, et, grâce à Dieu, sains et saufs.