Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/128

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chasse fut abandonnée, dans la conviction que le premier lieutenant s’était trompé. Je vis, à l’expression de la figure du capitaine, qu’il s’apprêtait à donner l’ordre d’amarrer les canons, quand, jetant les yeux en avant, je n’en pus douter : il y avait un bâtiment à trois cents pas de nous. J’étendis les bras en regardant à l’arrière, et, par bonheur, mes yeux rencontrèrent ceux du capitaine ; en un instant il fut sur le gaillard d’avant.

Il était alors facile de voir le bâtiment étranger : il se balançait au milieu du brouillard, et il y avait quelque chose de fantastique et comme de mystérieux dans son allure ; mais c’était bien lui, sous son grand perroquet, serrant le vent, et gouvernant en avant dans toute la confiance que pouvait donner la solitude de l’Océan. Nous ne pouvions distinguer sa membrure, ou tout au plus que comme une masse informe ; mais, à ses mâts, on ne pouvait s’y tromper. Nous avions abattu son mât de perruche, ce n’était plus qu’un tronçon, tel que nous l’avions vu pour la dernière fois le soir du combat. C’en était assez pour mettre fin à toute incertitude, et notre parti fut bientôt pris. Tels que nous étions, nous marchions beaucoup mieux que lui, mais l’ordre fut donné immédiatement d’orienter les focs. Le capitaine Williams, en retournant à l’arrière, donna ses instructions aux hommes qui servaient les batteries. Pendant ce temps, le second lieutenant, qui parlait très-bien le français de New-York, vint sur le gaillard d’avant pour se tenir prêt à répondre quand on viendrait à nous héler.

Les deux bâtiments n’étaient plus qu’à cent pieds l’un de l’autre, quand les Français nous aperçurent pour la première fois. Cet aveuglement tenait à plusieurs circonstances : d’abord pour dix hommes qui regardent en avant sur un navire, un tout au plus regarde en arrière ; ensuite c’était l’heure du déjeuner pour l’équipage, et, presque tous les hommes étaient à faire leur repas sous le pont. En outre un grand nombre étaient encore étendus dans leurs hamacs. À cette époque, un vaisseau de ligne français n’était pas lui-même un modèle d’ordre et de discipline ; que devait-ce donc être à bord d’un bâtiment porteur de simples lettres de marque ? Il paraît que l’officier de quart fut le premier qui nous vit ; il courut au couronnement, et, au lieu d’appeler tout le monde en haut, il se mit à nous héler. M. Forbanck, notre second lieutenant, répondit en mangeant la moitié des mots, de manière à ce que, si c’était de mauvais français, on ne pût pas du moins les prendre pour de bon anglais. Cependant il lâcha le nom du « Hasard de Bordeaux » d’une manière assez intelligible, et c’en fut assez pour mystifier l’officier pendant quel-