m’avait pris, et il faisait mine de vouloir s’en servir. Je ne lui en laissai pas le temps ; je le saisis à bras-le-corps, et nous roulâmes ensemble sur le pont.
Pendant cette lutte, j’entendais les acclamations des matelots, et Marbre qui criait de toutes ses forces : Vengeons notre capitaine ! Je fus bientôt complètement maître de mon homme, et je le garrottai avec un bout de cordage que je trouvai sous ma main. J’avais entendu plonger à plusieurs reprises dans l’eau, et des coups appliqués avec furie retentissaient de tous côtés à mes oreilles. Je ramassai les pistolets et je me dirigeai vers l’arrière. Je n’y étais pas arrivé que déjà nous étions maîtres du bâtiment ; près de la moitié des Indiens s’étaient jetés dans la mer, les autres avaient été assommés comme des bœufs. Les morts allèrent rejoindre les vivants au fond de l’eau. L’Échalas restait seul au moment dont j’ai parlé.
Le chef des sauvages examinait les mouvements de Neb, à l’instant où les cris furent poussés ; et le nègre, abandonnant le gouvernail, jeta les bras autour du vieillard, et l’y tint serré comme dans un étau ; ce fut dans cette situation qu’il fut trouvé par Marbre et par moi qui approchions au même instant, chacun du côté opposé du gaillard d’arrière.
— À la mer, le misérable ! s’écria le lieutenant en fureur, à la mer, Neb, comme une mauvaise charogne !
— Arrêtez ! m’écriai-je ; épargnez le vieux drôle, monsieur Marbre ; il m’a épargné moi-même.
Un mot de moi, dans un moment quelconque, l’aurait toujours emporté, auprès de Neb, sur un ordre même du capitaine ; autrement l’Échalas était jeté par-dessus le bord, comme une botte de paille. Marbre avait pour les souffrances corporelles cette indifférence qu’engendre l’habitude ; excité, il était dangereux ; mais il n’était pas cruel, et il avait du cœur. Dans la courte lutte qui avait eu lieu, il avait jeté sa pique pour lutter corps à corps avec un Indien, puis il l’avait enlevé de terre et sans cérémonie l’avait jeté par un sabord avant que le pauvre diable eût eu le temps de se reconnaître ; mais il dédaigna de frapper l’Échalas, quand il avait tout l’avantage sur lui, et il alla se mettre au gouvernail en disant à Neb de s’assurer du prisonnier. Charmé d’avoir sauvé au moins une victime au milieu d’une scène aussi horrible, je courus à l’avant pour prendre mon prisonnier et le faire conduire avec l’autre à fond de cale, mais il était trop tard ; un des matelots avait déjà fait passer par un sabord la tête et les épaules du malheureux, et j’arrivai à peine à temps pour voir ses pieds disparaître.