— Que deux des nègres lui passent l’extrémité du cartahu autour du cou, dit Marbre, trop élevé en dignité pour le faire lui-même, et répugnant à en charger un des matelots ; car, à leurs yeux, c’est une sorte de flétrissure dont il est difficile de se relever.
Je m’aperçus que, dans ce moment, l’Échalas regardait en haut, comme s’il pressentait le genre de mort qui lui était réservé. Cet amour de la vie, si profondément gravé en lui, projeta une ombre épaisse sur une figure déjà si basanée et si labourée par la souffrance et par les intempéries de l’air. Il regarda fixement Marbre, dont la voix dirigeait cette lugubre opération. Marbre vit ce regard, et je crus un moment qu’il allait surseoir à l’exécution, et lâcher ce misérable ; mais il s’était persuadé qu’il accomplissait un grand acte de justice maritime, et il ne s’apercevait pas lui-même combien il était influencé par un sentiment voisin de la vengeance.
— Enlevez ! s’écria-t-il ; et l’instant d’après l’Échalas était suspendu au bout de la vergue.
Un soliveau n’eût pas été dans une immobilité plus complète que le corps de ce sauvage, après un mouvement de frisson que lui arracha la souffrance. Un quart d’heure après, un nègre grimpa au mât, coupa le cartahu, et le corps tomba et disparut au fond de l’eau.
Plus tard, les détails de cette affaire parurent dans les journaux des États-Unis. Quelques moralistes exprimèrent quelques doutes sur la légalité et la nécessité d’une pareille exécution, prétendant que, violer ainsi les lois et les principes, c’était faire plus de tort que de bien à la cause sacrée de la justice ; mais l’intérêt du commerce, la sûreté des bâtiments, quand ils étaient éloignés de leur patrie, étaient des motifs trop puissants pour être détruits par les simples et paisibles remontrances de la raison ; et ce fut en vain qu’on voulut opposer à ce besoin de garanties, créé par l’amour de l’or, les abus auxquels de pareils actes donnaient lieu, quand l’une des parties se constituait elle-même juge et bourreau. Je crois que Marbre eût voulu pouvoir revenir sur sa décision, quand il était trop tard. C’est qu’on voudrait inutilement étouffer le cri de cette conscience que Dieu a placée dans nos cœurs, en y substituant l’approbation égoïste et déplorable de ceux qui n’ont, pour apprécier le bien et le mal, d’autre règle que leur intérêt.