Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/45

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reçu des leçons de mon père dans mon enfance, et m’exerçant tous les jours pendant sept mois de l’année. Le romanesque de l’aventure, l’état de surexcitation où j’étais, et aussi l’appréhension secrète d’être découvert, qui accompagne toute entreprise clandestine, ne tardèrent pas à me faire mettre aussi la main à l’œuvre ; je pris un des avirons, et en moins de vingt minutes la Grace et Lucie — c’était le nom du bateau — sortait de la crique et entrait dans le lit plus large de l’Hudson.

Neb poussa un cri de joie à demi étouffé, un vrai cri de nègre, au moment où, sortant d’entre nos rives escarpées, nous sentîmes une jolie brise. En trois minutes, le foc et la grande voile étaient en place, la barre était au vent, l’écoute mollie, et nous descendions le courant à raison de cinq milles par heure. Je pris en main le gouvernail, comme chose qui allait de droit, Rupert étant trop indolent pour rien faire sans nécessité, et Neb trop humble pour prétendre à un tel honneur lorsque son jeune maître était là. C’était alors tellement l’usage que le patron d’un bâtiment sur l’Hudson gouvernât lui-même, que la plupart de ceux qui demeuraient sur les bords du fleuve étaient convaincue que sir John Jervis, lord Anson, et les autres grands amiraux d’Angleterre, en faisaient autant lorsqu’ils étaient lancés sur l’Océan. Je crois voir encore mon pauvre père rire de bon cœur, un jour que M. Hardinge lui demandait comment il pouvait fermer l’œil un instant, étant chargé d’une pareille besogne. Mais nous étions plus que novices à Clawbonny sur tout ce qui concernait le monde.

L’heure qui succéda fut une des plus pénibles que j’aie passées de ma vie : je me rappelais mon père, sa mâle franchise, ses dispositions libérales en ma faveur, ses recommandations de respect et d’obéissance ; j’avais foulé aux pieds tous mes devoirs. Puis venait l’image de ma mère, avec son amour et ses souffrances ; ses prières, et ses douces mais vives exhortations à être toujours honnête. Il me semblait que je les voyais l’un et l’autre jeter sur moi un regard profondément attristé, quoique je n’y lusse aucun reproche. Ils semblaient me supplier de revenir sur mes pas, et ce langage muet n’en avait pas moins d’éloquence. Grace et Lucie, avec leurs sanglots et leurs prières de renoncer à mon projet, de leur écrire, de ne pas être longtemps absent, étaient sans cesse présentes à mes yeux ; et je n’oubliais pas M. Hardinge, ni la douleur qu’il avait dû éprouver en découvrant qu’il avait perdu non-seulement son pupille, mais son fils unique. Enfin Clawbonny lui-même, la maison, le verger, les prairies, le jardin, le moulin, et toutes les dépendances de la ferme