Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/94

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quelque probabilité de succès. Dans l’état des choses, il ne restait d’autre alternative que de forcer de rames pour atteindre la terre. Nous avions pour nous guider le phare allumé sur le cap, et ce fut dans cette direction que nous cherchâmes à maintenir le canot.

Les changements de vent du sud-est au nord-ouest sont très communs sur la côte d’Amérique ; presque toujours ils sont soudains, d’où est venu le proverbe que le vent nord-ouest « commence par la fin ; » nous en eûmes la preuve : il n’y avait pas une demi-heure qu’il avait commencé à souffler qu’il avait forcé le navire le plus ardent à prendre deux ris à ses huniers. Nous avançâmes pourtant d’un mille dans cette demi-heure, mais ce ne fut pas sans les plus grands efforts. Nos deux matelots étaient des rameurs vigoureux et expérimentés, et ils faisaient des prodiges ; Rupert et moi, nous ne restions pas non plus les bras croisés ; mais, dès que la mer monta, tout ce que nous pûmes faire, ce fut de maintenir le canot stationnaire.

C’était épuiser ses forces en pure perte ; nous essayâmes toutefois l’expédient de porter en descendant vers le nord, dans l’espoir de nous trouver plus sous le vent de la terre, et, par conséquent, dans des eaux plus calmes, mais nous n’y gagnâmes rien. Nous étions toujours à plus d’une grande lieue du phare. Enfin Rupert, totalement épuisé, laissa tomber son aviron, et tomba haletant sur le banc. Le capitaine Robbins prit sa place, en lui disant de se mettre au gouvernail. Je ne puis comparer notre situation dans ce moment terrible qu’à celle d’un homme qui, s’accrochant des pieds et des mains pour gagner le sommet d’un roc à pic, sent, au moment où il est sur le point de l’atteindre, que ses forces l’abandonnent et qu’il va tomber. La mort pour nous ne serait pas aussi immédiate, mais elle était presque aussi certaine. Derrière nous était l’Atlantique, immense et courroucé, sans un seul pouce de terre visible entre nous et le rocher de Lisbonne. Nous n’avions aucune espèce de vivres, quoique, par bonheur, il y eût une petite barrique d’eau fraîche dans le canot. Les matelots du cap May avaient apporté leur souper avec eux ; mais ils avaient fait leur repas, tandis que nous autres, nous avions quitté le Tigris à jeun, dans l’espoir de nous régaler à terre.

À la fin le capitaine Robbins consulta les matelots, et leur demanda ce qu’ils pensaient de notre situation. J’étais assis entre ces deux hommes, qui, depuis notre départ, n’avaient pas desserré les lèvres, nageant comme des géants. Tous deux étaient jeunes, quoique déjà, ainsi que je l’appris plus tard, ils fussent tous deux mariés. Chacun d’eux avait une femme qui, sur la plage, attendait