Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 3, 1839.djvu/94

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mande à s’avancer au milieu de ces rochers et de ces bas-fonds, à l’approche d’un ouragan tel que celui d’hier, la situation des deux navires est désespérée. Puissent la rébellion et la déloyauté éprouver toujours ainsi la juste indignation de la Providence ! Je ne serais pas surpris, Messieurs, d’apprendre un jour que mon pays natal ait été englouti par des tremblements de terre ou par l’océan, tant son crime est affreux et inexcusable. Et cependant c’est un jeune homme fier et entreprenant, que le commandant en second de cette frégate. J’ai parfaitement connu son père : c’était un brave et galant homme qui, comme mon propre frère, le père de Cécile, avait préféré servir son roi sur l’océan que sur la terre. Son fils a hérité de sa bravoure, mais non de sa loyauté. On serait pourtant fâché d’apprendre qu’un pareil jeune homme fût noyé.

Ce discours, dont la fin surtout ressemblait beaucoup à un soliloque, n’exigeait pas une réponse directe ; mais le militaire, élevant son verre à la hauteur d’une lumière pour contempler la couleur dorée de la liqueur, et en avalant de si fréquentes gorgées qu’il ne lui resta bientôt plus à admirer que la transparence du cristal, le remit tranquillement sur la table, et tout en étendant le bras pour prendre la bouteille, répondit avec le ton nonchalant d’un homme dont l’esprit était occupé de tout autre chose que de l’objet dont on parlait :

— Vous avez raison, Monsieur ; les braves gens sont rares, et comme vous le dites fort bien, on ne peut trop regretter son sort. Quoique sa mort soit glorieuse, j’ose dire que ce sera une grande perte pour le service du roi.

— Sa mort glorieuse ! répéta le colonel. Une perte pour le service du roi ! Eh ! non, capitaine Borroughcliffe ; la mort d’un rebelle ne peut jamais être glorieuse, et j’avoue que je ne puis comprendre comment elle peut être une perte pour le service du roi.

Le capitaine était dans cet état heureux où il est difficile de lier toutes les idées entre elles ; mais comme il s’était habitué depuis longtemps à soumettre les siennes à une discipline sévère, il répondit sans hésiter :

— Je veux dire, Monsieur, que le service de Sa Majesté y perd le bien qu’aurait produit l’exemple s’il eût été exécuté au lieu de périr les armes à la main.