Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 4, 1839.djvu/69

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au milieu de cette dangereuse carrière. Cédant à quelques considérations puissantes qu’en ne put jamais connaître, le baronnet s’embarqua avec son fils pour la patrie de leurs ancêtres, et jamais on n’avait entendu dire que le premier en fût revenu. Pendant bien des années, lorsqu’une curiosité louable engageait les amis de Mrs Lechmere à lui faire des questions multipliées sur le sort de son neveu (et nous laissons à nos lecteurs le soin d’en déterminer le nombre), elle y répondait avec la réserve la plus polie, et quelquefois avec cette émotion qu’elle n’avait pu maîtriser au commencement de l’entrevue qu’elle avait eue avec le jeune Lionel. Mais l’eau qui tombe goutte à goutte finit à la fin par miner le plus dur rocher. D’abord on fit courir le bruit que le baronnet s’était rendu coupable de haute trahison, et qu’il avait été forcé de quitter Ravenscliffe pour une demeure moins agréable dans la Tour de Londres. Ou dit ensuite qu’il avait encouru la colère du roi en épousant secrètement une princesse de la maison de Brunswick, mais une recherche exacte dans les almanachs du jour força d’abandonner cette supposition qui avait trouvé tant de partisans : il n’y avait pas une seule princesse en âge de se marier ; il fallut bien renoncer encore à cette histoire d’amour, qui eût fait tant d’honneur aux colonies. Enfin on assura, et cette conjecture parut la plus vraisemblable, que le malheureux sir Lionel avait perdu la raison, et qu’il était renfermé dans un établissement particulier près de Londres.

Du moment où ce bruit se répandit, un voile sembla tomber de tous les yeux ; personne n’avait été assez aveugle pour n’avoir pas remarqué depuis longtemps dans le baronnet des indices d’aliénation mentale, et plusieurs même allaient chercher au travers des siècles de nouvelles preuves de la folie de Lionel, dans le caractère de sensibilité et de mélancolie héréditaire dans sa famille. Mais comment s’était-elle manifestée tout à coup ? C’était ce qui restait à expliquer, et ce qui exerça longtemps encore l’imagination de tous la habitants.

La partie la plus sentimentale de la ville, tels que les jeunes amants des deux sexes, et ces partisans intrépides de l’hymen qui avaient déjà éprouvé deux ou trois fois le pouvoir consolateur du dieu, ne manquèrent pas d’attribuer ce malheur à la mort de son épouse, à laquelle on savait qu’il était passionnément attaché. Quelques-uns, et c’étaient les sectaires fanatiques, prétendirent