Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 5, 1839.djvu/36

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nelle. Alors, sans plus de circonlocutions, et sans autre apologie que le mot — Écoutez ! — il appliqua à sa bouche l’instrument dont nous avons déjà parlé, en tira un son très élevé et très aigu, que sa voix répéta une octave plus bas, et chanta ce qui suit d’un ton doux, sonore et harmonieux, qui bravait la musique, la poésie, et même le mouvement irrégulier de sa mauvaise monture :

« Combien il est doux, ô voyez combien il est ravissant pour des frères d’habiter toujours dans la concorde et la paix ! tel fut ce baume précieux qui se répandit depuis la tête jusqu’à la barbe d’Aaron, et de sa barbe descendit jusque dans les plis de sa robe[1]. »

Ce chant élégant était accompagné d’un geste qui y était parfaitement approprié, et qu’on n’aurait pu imiter qu’après un long apprentissage. Chaque fois qu’une note montait sur l’échelle de la gamme, sa main droite s’élevait proportionnellement, et quand le ton baissait, sa main suivait également la cadence, et venait toucher un instant les feuillets du livre saint. Une longue habitude lui avait probablement rendu nécessaire cet accompagnement manuel, car il continua avec la plus grande exactitude jusqu’à la fin de la strophe, et il appuya particulièrement sur les deux syllabes du dernier vers.

Une telle interruption du silence de la forêt ne pouvait manquer de frapper les autres voyageurs qui étaient un peu en avant. L’Indien dit à Heyward quelques mots en mauvais anglais, et celui-ci, retournant sur ses pas et s’adressant à l’étranger, interrompit pour cette fois l’exercice de ses talents en psalmodie.

— Quoique nous ne courions aucun danger, dit-il, la prudence nous engage à voyager dans cette forêt avec le moins de bruit possible. Vous me pardonnerez donc, Alice, si je nuis à vos plaisirs en priant votre compagnon de réserver ses chants pour une meilleure occasion.

— Vous y nuirez sans doute, répondit Alice d’un ton malin, car je n’ai jamais entendu les paroles et les sons s’accorder si peu,

  1. Le personnage de David n’a pas été, selon l’auteur, bien compris en Europe. C’est le type d’une classe d’hommes particulière aux États-Unis. M. Fenimore Cooper se rappelle avoir vu lui-même le temps où le chant des psaumes était une des récréations favorites de la société américaine ; aussi n’a-t-il prétendu jeter sur ce personnage qu’une teinte très légère d’ironie.