Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 6, 1839.djvu/191

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expression de doute et d’incertitude, je ne suis pas sans méfiance. On dit qu’il y a de nouvelles lois dans le pays ; et ce qui est bien certain, c’est que tout est changé dans nos montagnes. Les forêts s’éclaircissent peu à peu, et l’on reconnaît à peine les lacs et les rivières. Non, non, je ne me fie pas à de beaux discours. C’est par des paroles mielleuses que les blancs ont obtenu des Indiens la possession de leurs terres ; et je le dis franchement, quoique je sois blanc moi-même, étant né près d’York, et d’honnêtes gens.

— Je me soumets à la nécessité, reprit Edwards ; je tâcherai d’oublier qui je suis. Ne vous souvenez plus, John, que je descends d’un chef delaware à qui appartenaient autrefois ce beau lac, ces superbes montagnes, cette magnifique vallée. Oui, je deviendrai son serviteur, son esclave. Dis-moi, vieillard, la cause de ma servitude ne la rend-elle pas honorable ?

— Vieillard ! répéta John d’un ton lent et solennel ; oui, Chingachgook est vieux. Fils de mon frère, si Chingachgook était jeune, où se cacherait le daim pour éviter sa balle ? Mais il est vieux ; son bras est desséché ; les joncs et l’osier sont les ennemis qu’il moissonne, il n’est plus bon qu’à faire des balais et des paniers. La faim et la vieillesse viennent de compagnie. Voyez Œil-de-Faucon ; lorsqu’il était jeune, il pouvait passer des jours sans manger ; mais aujourd’hui, s’il ne mettait des broussailles au feu, il n’obtiendrait pas de flamme. Croyez-moi, jeune aigle, prenez la main que vous offre le fils de Miquon, et vous vous en trouverez bien.

— Je ne suis plus ce que j’étais, Chingachgook, dit Natty, j’en conviens ; et cependant je puis encore, au besoin, passer une journée sans manger. Vous souvenez-vous du temps où nous poursuivons les Iroquois dans les bois ? Ils chassaient tout le gibier devant eux, de sorte que nous ne trouvâmes rien à manger depuis le lundi matin jusqu’au mercredi à midi, et je tuai alors un daim aussi gras que vous en ayez jamais vu, monsieur Olivier. C’était un plaisir de voir les Delawares en manger, car j’étais avec eux à cette époque. Seigneur ! ils restaient étendus par terre, attendant que la Providence leur envoyât du gibier ; mais moi, j’allai fourrager dans les environs, je débusquai un daim, et je l’abattis avant qu’il eût fait douze bonds. J’étais trop faible et trop affamé pour attendre ; je bus un bon coup de son sang, et