Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/42

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Conscience trop délicate, que de gens seraient heureux de n’avoir jamais commis d’autres péchés que les vôtres !

Dans l’exagération de son repentir, il alla jusqu’à déclarer que pour sentir et chanter la nature, il faut croire au Dieu personnel et libre. Assertion téméraire, à laquelle l’histoire des lettres inflige de solennels démentis. Lucrèce ne croyait qu’aux atomes, Goethe ne croyait pas au Dieu personnel, et il est presque impossible de savoir ce que Shakspeare croyait. La grande poésie n’est la prisonnière d’aucune église, d’aucune école. André Chénier, qui n’avait pas d’autre religion que le naturisme du XVIIIe siècle, se proposait de célébrer dans un poème en trois chants ses dieux aveugles et sourds. Que ne lui a-t-on laissé le temps d’exécuter son dessein ! Notre littérature compterait un monument de plus. Pour ma part, je me représente facilement qu’un darwinien convaincu pourrait traduire en beaux vers la théorie de l’évolution et de la lutte pour l’existence, à la seule condition qu’il eût reçu du ciel avec le génie du rythme le don des images, la chaleur et le tourment de l’âme, et qu’il fût un de ces voyants qui nous font voir tout ce qu’ils voient.

S’il y a eu deux Laprade, il faut convenir qu’ils se ressemblaient beaucoup et même à ce point qu’on a souvent peine à les distinguer. Le premier comme le second, l’auteur de Psyché comme l’auteur de la Tour d’Ivoire, avait en partage la pureté du sentiment, la noblesse des goûts et des pensées, l’accent sonore et musical et, selon la parole d’un grand critique, « l’abondance, le fleuve de l’expression ». La poésie de votre prédécesseur peut se comparer tantôt à une urne