de choses a donné naissance au système de la prescription, qui est la véritable sauvegarde de la propriété. « Aucune transaction ne serait possible, dit encore M. Thiers, aucun échange ne pourrait avoir lieu, s’il n’était acquis qu’après un certain temps celui qui détient un objet le détient justement et peut le transmettre. Figurez-vous quel serait l’état de la société, quelle acquisition serait sure, dès lors faisable, si on pouvait remonter au douzième et au treizième siècle, et vous disputer une terre, en prouvant qu’un seigneur l’enleva à son vassal, la donna à un favori ou à un de ses hommes d’armes, lequel la vendit à un membre de la confrérie des marchands, qui la transmit lui-même, de mains en mains, à je ne sais quelle lignée de possesseurs plus ou moins respectables ! Il faut bien qu’il y ait un terme fixe où ce qui est, par cela seul qu’il est, soit déclaré légitime et tenu pour bon, sans quoi voyez quel procès s’élèverait sur toute la surface du globe ! »
Il convient d’ajouter cependant que la conquête et l’usurpation ne sont pas un fait constant ni exclusif, quoique l’on puisse le supposer en voyant dominer par les armes, sur la scène du monde, tantôt les Assyriens, tantôt les Perses, tantôt les Grecs, tantôt les Romains et tantôt les Barbares du Nord, qui se dépossédaient successivement les uns les autres. Non, la violence n’a pas marqué l’origine de toutes les propriétés. M. Thiers, après avoir avancé, contre le témoignage de l’histoire bien comprise et bien interprétée, que toute société présentait au début ce phénomène de l’occupation plus ou moins violente, explique à merveille, dans les lignes qui suivent, comment il se fait que la plus grande partie des propriétés foncières dérivent du travail :
« Le monde civilisé n’est pas une vaste usurpation, et, malgré les barbaries du régime féodal, malgré les bouleversements de la révolution de 1789, la propriété foncière remonte en France, et pour la plus grande partie, à l’origine la plus pure. Les champs que les Romains enlevèrent aux Gaulois étaient peu considérables, car le sol était à peine cultivé, et il ressemblait aux forêts que les Américains concèdent aujourd’hui aux Européens. Les Barbares le trouvèrent dans un état peu différent. Mais c’est surtout pendant les siècles qui ont suivi, et sous le régime féodal, que le défrichement a commencé et s’est continué sans interruption ; ce qu’indique le nom de roture, venant de ruptura, donné à toute propriété qui avait le défrichement pour origine. Toute terre roturière venait par conséquent du travail le plus respectable, et c’était le plus grand nombre ; car beaucoup de terres anoblies avec le temps, à cause de celui qui les possédait, avaient commencé par être des terres roturières. Depuis, sous une longue suite de rois, d’excellentes lois avaient rendu la transmission régulière, et le commerce, lorsqu’il voulait acquérir des domaines fonciers, les achetait à beaux deniers comptants des possesseurs roturiers ou nobles. Nous pouvons donc, nous autres Français, posséder nos terres en pleine tranquillité de conscience, fussions-nous même acquéreurs de biens nationaux ; car, en définitive, on paya ces biens avec la monnaie que l’État lui-même donnait à tout le monde, que tout le monde était obligé d’accepter de ses débiteurs, et enfin, quelques scrupules restant à la restauration, elle a consacré 800 millions à les dissiper [1]. »
La propriété entraine l’inégalité des conditions dans l’état social, et l’inégalité des conditions n’est elle-même que le reflet des différences que la nature a mises entre les hommes. Tous les hommes n’ont pas la même force musculaire, ni le même degré d’intelligence, une égale aptitude ni une égale application au travail. Par cela seul qu’il en existe de plus forts, de plus habiles, et, s’il faut le dire aussi, de plus heureux que d’autres, il y en a qui marchent d’un pas plus rapide et plus sûr dans les voies de la richesse. La propriété n’aggrave pas ces irrégularités naturelles, mais elle les traduit en caractères durables et leur donne un corps. Dans l’origine, celui qui cultive mieux possède davantage. Quel intérêt la société aurait-elle à l’empêcher ? Le plus habile et le plus robuste cultivateur, en enrichissant sa famille, augmente la somme générale des produits et enrichit par conséquent la société. L’égalité des conditions, le partage égal des propriétés et l’égalité des salaires sont trois formes d’une mème idée, qui revient à dire que le plus fort ne doit pas produire plus que le plus faible, et que la pensée de l’homme éclairé doit s’abaisser au niveau de celle de l’homme ignorant ; ce serait limiter la production, comprimer l’intelligence, étouffer dans leurs germes les lettres, les sciences et les arts.
Le droit de posséder a pour conséquence nécessaire le droit de disposer des biens que l’on possède, et de les transmettre soit à titre onéreux, soit à titre gratuit, de les échanger, de les vendre, de les donner entre-vifs ou par testament, et finalement de les laisser en héritage. La propriété implique l’hérédité. L’homme est ainsi fait qu’il veut se survivre à lui-même. Le soin de sa propre conservation s’étend à celle de la famille ; il travaillerait beaucoup moins pour lui s’il ne travaillait en même temps pour les siens. La propriété, réduite à l’usufruit, n’aurait que la moitié de sa valeur pour les individus et de son utilité sociale.
Cette pensée est exprimée dans de très belles pages, que j’aime mieux emprunter ici que chercher à refaire : « L’homme n’ayant que lui-même pour but s’arrêterait au milieu de sa carrière ; dès qu’il aurait acquis le pain de sa vieillesse, et, de peur de produire l’oisiveté du fils, vous auriez commencé par ordonner l’oisiveté du père ! Mais est-il vrai d’ailleurs qu’en permettant la transmission héréditaire des biens, le fils soit forcément un oisif dévorant dans la paresse et dans la débauche la fortune que son père lui léguera ? Premièrement le bien, dont vivra l’oisiveté supposée de ce fils, que représente-t-il après tout ? un travail antérieur, qui aura été celui du père ; et, en empêchant le père de travailler pour obliger le fils à travailler lui-même, tout ce que vous gagnerez, c’est que le fils devra faire ce que n’aura pas fait le père. Il n’y aura pas eu un travail de plus. Dans le système de l’hérédité, au contraire,
- ↑ De la propriété, livre I, chap. 12.