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bouche que je tiens le fait que je vais citer ; il eſt d’ailleurs d’autant plus précieux, que c’eſt la ſeule fois que je l’aye vu avoir quelque ſoupçon de ſa maladie, & la caractériſer lui-même ſous le nom de folie.

Nous avions fait la partie, lui & moi, d’aller en batelet à Meudon avec ſa femme & la mienne, & d’y dîner. Elle fut exécutée. En cauſant à table, il nous raconta qu’il avoit fui de l’Angleterre plutôt qu’il ne l’avoit quittée. Il ſe mit dans la tête que M. de Choiſeuil, alors miniſtre en France, le faiſoit chercher, ou pour lui mettre ſes ennemis en avant, ou pour quelqu’autre mauvais tour. Je ne me le rappelle pas bien ; mais ſa peur fut telle, qu’il partit ſans argent & ſans vouloir embarraſſer ſa marche d’effets ou de paquets qui ne fuſſent pas de première néceſſitê. C’est dans cette occaſion qu’il brûla la nouvelle édition d’Émile, dont j’ai déjà parlé, & qu’il m’avoua regretter beaucoup. Il payoit avec un morceau de cuiller ou de fourchette d’argent, qu’il caſſoit ou faiſoit caſſer, dans les auberges. Il arrive au port ; les vents étoient contraires : il ne voit, dans cet événement ſi ordinaire, qu’un complot & des ordres ſupérieurs pour retarder le départ, & cela pour un but quelconque, qu’il interprétoit toujours dans le ſens de ſa manie d’ennemis !