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Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 1.djvu/179

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DISCOURS DE LA TRAGÉDIE.

parler de ce qu’il a dit, avant que de faire effort pour deviner ce qu’il a voulu dire. Les maximes qu’il établit pour l’un pourront nous conduire à quelques conjectures pour l’autre, et sur la certitude de ce qui nous demeure nous pourrons fonder une opinion probable de ce qui n’est point venu jusqu’à[1] nous.

Nous avons pitié, dit-il, de ceux que nous voyons souffrir un malheur qu’ils ne méritent pas, et nous craignons qu’il ne nous en arrive un pareil, quand nous le voyons souffrir à nos semblables[2]. Ainsi la pitié embrasse l’intérêt de la personne que nous voyons souffrir, la crainte qui la suit regarde la nôtre, et ce passage seul nous donne assez d’ouverture pour trouver la manière dont se fait la purgation des passions dans la tragédie. La pitié d’un malheur où nous voyons tomber nos semblables nous porte à la crainte d’un pareil pour nous ; cette crainte, au désir de l’éviter ; et ce désir, à purger, modérer, rectifier, et même déraciner en nous la passion qui plonge à nos yeux dans ce malheur les personnes que nous plaignons, par cette raison commune, mais naturelle et indubitable, que pour éviter l’effet il faut retrancher la cause. Cette explication ne plaira pas à ceux qui s’attachent aux commentateurs de ce philosophe. Ils se gênent sur ce passage, et s’accordent si peu l’un avec l’autre, que Paul Beni[3] marque jusqu’à[4] douze ou quinze opinions diverses, qu’il réfute avant que de nous donner la sienne. Elle est conforme à celle-ci pour

  1. Var. (edit. de 1663 et de 1664) : Jusques a.
  2. ῎Ελεος μὲν περὶ τὸν ἀνάξιον, φόβος δὲ περὶ τὸν ὅμοιον. (Aristote, Poétique, chap. xiii, 2.)
  3. Paul Beni, littérateur et critique italien, né dans l’île de Candie au milieu du seizième siècle, auteur d’un commentaire sur la Poétique d’Aristote, publié à Padoue en 1613, et à Venise en 1623.
  4. Var. (édit. de 1660-1664) : jusques a.