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Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 1.djvu/181

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DE LA TRAGÉDIE

s’il leur en arrivoit d’assez illustres et d’assez extraordinaires pour la mériter, et que l’histoire prît assez de soin d’eux pour nous les apprendre. Scédase n’étoit qu’un paysan de Leuctres ; et je ne tiendrois pas la sienne indigne d’y paroître, si la pureté de notre scène pouvait souffrir qu’on y parlât du violement effectif de ses deux filles, après que l’idée de la prostitution n’y a pu être soufferte dans la personne d’une sainte qui en fut garantie[1].

Pour nous faciliter les moyens de faire naître cette pitié et cette crainte où Aristote semble nous obliger, il nous aide à choisir les personnes et les événements qui peuvent exciter l’une et l’autre. Sur quoi je suppose, ce qui est très véritable, que notre auditoire n’est composé ni de méchants, ni de saints, mais de gens d’une probité commune, et qui ne sont pas si sévèrement retranchés dans l’exacte vertu, qu’ils ne soient susceptibles des passions et capables des périls où elles engagent ceux qui leur défèrent trop. Cela supposé, examinons ceux que ce philosophe exclut de la tragédie, pour en venir avec lui à ceux dans lesquels il fait consister sa perfection.

En premier lieu, il ne veut point qu’un homme fort vertueux y tombe de la félicité dans le malheur, et soutient que cela ne produit ni pitié, ni crainte, parce que c’est un événement tout à fait injuste[2]. Quelques interprètes poussent la force de ce mot grec μιαρόν, qu’il fait servir d’épithète à cet événement, jusqu’à le rendre par

  1. Corneille songe ici au peu de sucés de sa tragédie de Théodore (1645); quant à l’autre sujet dont il parle, sujet tiré de la Vie de Pélopidas (chap. xxxvii-xxxix) et de la troisième des cinq Histoires amoureuses de Plutarque, et que notre poëte regarde avec raison comme peu convenable pour notre théâtre, Alexandre Hardy l’a traité en 1604, sous ce titre : Scédase ou l'Hospitalité violée.
  2. Πρῶτον μὲν δῆλον ὅτι οὔτε τοὺς ἐπιεικες ἄνδρας δεῖ μεταβάλλοντας φαίνεσθαι ἐξ εὐτυχίας εἰς δυστυχίαν • οὐ γὰρ φοβερὸν οὐδὲ ἐλεεινὸν τοῦτο, ἀλλὰ μιαρόν ἐστι. (Aristote, Poétique, chap. xiii, 2.)