Aller au contenu

Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 11.djvu/34

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
XX
LEXIQUE DE CORNEILLE.


remplaça plus tard sein par gorge, terme plus général et plus vague, qu’il a substitué, dans Médée[1], en parlant d’un dragon, au mot gueule, qu’on trouvait répugnant.

Les poëtes contemporains de Corneille, loin de se permettre l’emploi des termes relatifs aux différentes professions, comme nous avons vu qu’il aimait à le faire, évitaient, au contraire, avec le plus grand soin, tout mot qui avait, dans une science quelconque, une acception technique et particulière, et nous apprenons de Vaugelas et de Ménage[2] que futur, même employé adjectivement, était, dans la prose, banni du beau langage, comme sentant le notaire et le grammairien. On a évite de même les expressions qui rappelaient les noms des contrats, des conventions d’affaires. Ménage a beau dire, dans ses notes sur Malherbe, que ceux qui blâment loyer pour récompense sont trop délicats ; malgré l’emploi excellent que Corneille a souvent fait de ce mot, il est devenu bien rare, ainsi que congé dans le sens général de permission. Les termes qui, par une seule de leurs acceptions, faisaient penser aux détails du ménage, étaient encore bannis plus rigoureusement. Vers le milieu du dix-septième siècle, un amant qui, au lieu de déclarer sa flamme, eût parlé de sa braise, aurait été sans doute fort mal accueilli, quoique Corneille n’ait pas hésité, dans ses premières pièces, à se servir de cette expression, et que tous les mots qui ont la même origine, tels qu’embraser, embrasement, brasier, soient, même maintenant, du haut style. C’est un motif analogue qui a porté à exclure de la langue bouillons, au figuré, quoique on dise encore bouillonner, et qui a fait critiquer vivement l’expression passer l’éponge, employée par notre poëte, dans la tragédie, d’une manière fort heureuse.

On ne voit pas que tant d’entraves aient beaucoup gêné le premier élan du style de Corneille. Les critiques survenant, il lui arrivait d’effacer et de retoucher, mais il n’allait guère de lui-même au-devant des objections, et continuait toujours à faire parler ses personnages avec autant d’aisance et de naturel.

Il en résulte assurément quelques trivialités, relevées dans notre Lexique, et parmi lesquelles nous pouvons citer ici, comme exemples, cajoler, tâter pour éprouver, pousser à bout, prendre en traître, tomber des nues, se moquer de, faire pester, avoir la larme à l’œil, avoir sur les bras, bonace, charogne, crachat, chiche, en colère, le cœur gros de soupirs, crève-cœur, ébahi, être aux écoutes, soûler. Remarquons toutefois que ces expressions n’ont pas été blâmées par les contemporains ; plusieurs d’entre elles peuvent fort bien n’être devenues trop familières qu’assez tard. Quelques-unes, comme pousser à bout, le cœur

  1. Tome II, p. 362, vers 425.
  2. Remarques, p. 787, édition de 1697. — Les Œuvres de François Malherbe avec les observations de M. Ménage, édition de 1723, tome III, p. 99.