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Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 11.djvu/37

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XXIII
PRÉFACE.

peux, l’empressement d’une affaire, accabler un vaisseau, dépayser un sujet de pièce, héros miraculeux, suborner des pleurs[1]. »

On retrouve souvent avec plaisir, dans toute la force de leur sens primitif, des termes que nous ne prenons plus qu’au figuré, ou qui n’ont été conservés que dans les vocabulaires spéciaux des arts ou des sciences : débiliter, qui aujourd’hui ne se dit guère qu’en médecine, était alors du langage ordinaire ; captiver, ravi s’employaient souvent au propre. D’un autre côté, beaucoup d’expressions qu’on n’oserait plus prendre au figuré étaient hasardées par notre poète : dans son hardi langage, étaler tout Pompée aux yeux des assassins, c’est leur faire connaître la grande âme du héros ; il se sert du mot bouche en parlant d’une plaie ; de support dans le sens où nous employons appui ; de secret pour ressort : « le secret a joué[2] ; » de remplace, de véhicule, de sucre, dans des acceptions métaphoriques, qui, il est vrai, ne nous semblent pas irréprochables, mais seulement parce que l’usage ne les a pas consacrées.

Faire rendre aux mots tout ce qu’ils peuvent donner, en varier habilement les acceptions et les nuances, les ramener à leur origine, les retremper fréquemment à leur source étymologique, constituait un des secrets principaux des grands écrivains du dix-septième siècle. Un de leurs prédécesseurs avait du reste donné d’admirables exemples de cette manière d’écrire et en avait même ainsi exprimé la règle fondamentale : « Le maniement et employte des beaux esprits, dit Montaigne, donne prix à la langue, non pas l’innouant, tant comme la remplissant de plus vigoreux et diuers seruices, l’estirant et ployant[3]. »

L’oubli de ce précepte a fortement contribué à faire naître le néologisme. Quand on n’a plus su profiter des richesses que fournit notre langue, on l’a crue pauvre ; on a voulu l’enrichir. Par malheur, au lieu d’en creuser le fond plus avant et d’en étendre le domaine, on l’a surchargée sans besoin d’ornements d’emprunt, et l’amour de la nouveauté qui, bien dirigé, tendait de plus en plus du temps de Corneille à rapprocher les poëtes du génie propre à notre idiome, est précisément ce qui les en éloigne aujourd’hui.

Rien ne serait si facile, comme on l’a remarqué plus d’une fois, que de suivre dans le théâtre de Corneille le progrès des mœurs publiques ou du moins des convenances extérieures. Plus chaste, dès son début, que la plupart des poëtes dramatiques de son temps, il avait néanmoins écrit dans ses premières pièces, et notamment dans Clitandre, certaines scènes qu’il retrancha soigneusement plus tard, comme ne répondant pas à la dignité qu’il avait su donner à la co-

  1. Voyez ci-après l’Introduction grammaticale, p. xl, 6°.
  2. Tome IV, p. 210, le Menteur, vers 1301.
  3. Essais, livre III, chapitre v, édition de 1866, tome III, p. 322.