Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/298

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Tant qu’un espoir de paix a pu flatter ma peine,
Oui, j’ai fait vanité d’être toute Romaine.
Si j’ai vu Rome heureuse avec quelque regret,
Soudain j’ai condamné ce mouvement secret ;
Et si j’ai ressenti, dans ses destins contraires,
Quelque maligne joie en faveur de mes frères,
Soudain, pour l’étouffer rappelant ma raison,
J’ai pleuré quand la gloire entroit dans leur maison.
Mais aujourd’hui qu’il faut que l’une ou l’autre tombe,
Qu’Albe devienne esclave, ou que Rome succombe,
Et qu’après la bataille il ne demeure plus
Ni d’obstacle aux vainqueurs, ni d’espoir aux vaincus,
J’aurois pour mon pays une cruelle haine,
Si je pouvois encore être toute Romaine,
Et si je demandois votre triomphe aux Dieux,
Au prix de tant de sang qui m’est si précieux.
Je m’attache un peu moins aux intérêts d’un homme :
Je ne suis point pour Albe, et ne suis plus pour Rome ;
Je crains pour l’une et l’autre en ce dernier effort,
Et serai du parti qu’affligera le sort.
Égale à tous les deux jusques à la victoire,
Je prendrai part aux maux sans en prendre à la gloire ;
Et je garde, au milieu de tant d’âpres rigueurs[1],
Mes larmes aux vaincus, et ma haine aux vainqueurs.

JULIE.

Qu’on voit naître souvent de pareilles traverses,
En des esprits divers, des passions diverses !
Et qu’à nos yeux Camille agit bien autrement[2] !
Son frère est votre époux, le vôtre est son amant ;
Mais elle voit d’un œil bien différent du vôtre
Son sang dans une armée, et son amour dans l’autre.

  1. Var. Et garde, en attendant ses funestes rigueurs. (1641-55)
    ---Var. Et garde, en attendant ces funestes rigueurs. (1656)
  2. Var. Et qu’en ceci Camille agit bien autrement ! (1641-56)