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Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/314

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D’aller par ce chemin à l’immortalité.
À quelque prix qu’on mette une telle fumée,
L’obscurité vaut mieux que tant de renommée.
L’Pour moi, je l’ose dire, et vous l’avez pu voir,
Je n’ai point consulté pour suivre mon devoir ;
Notre longue amitié, l’amour, ni l’alliance,
N’ont pu mettre un moment mon esprit en balance ;
Et puisque par ce choix Albe montre en effet
Qu’elle m’estime autant que Rome vous a fait,
Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome ;
J’ai le cœur aussi bon, mais enfin je suis homme :
Je vois que votre honneur demande tout mon sang[1],
Que tout le mien consiste à vous percer le flanc,
Près d’épouser la sœur, qu’il faut tuer le frère,
Et que pour mon pays j’ai le sort si contraire.
Encor qu’à mon devoir je coure sans terreur,
Mon cœur s’en effarouche, et j’en frémis d’horreur ;
J’ai pitié de moi-même, et jette un œil d’envie
Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie[2],
Sans souhait toutefois de pouvoir reculer.
Ce triste et fier honneur m’émeut sans m’ébranler :
J’aime ce qu’il me donne, et je plains ce qu’il m’ôte ;
Et si Rome demande une vertu plus haute,
Je rends grâces aux Dieux de n’être pas Romain,
Pour conserver encor quelque chose d’humain[3].

HORACE.

Si vous n’êtes Romain, soyez digne de l’être ;
Et si vous m’égalez, faites-le mieux paroître.
EtLa solide vertu dont je fais vanité

  1. Var. Je vois que votre honneur gît à verser mon sang. (1641-56)
  2. Var. Sur ceux dont notre guerre a consommé la vie. (1641-48 et 55 A.)
  3. « Cette tirade fit un effet surprenant sur tout le public, et les deux derniers vers sont devenus un proverbe ou plutôt une maxime admirable. » (Voltaire.)