Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 4.djvu/296

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de l’imitation[1] ; et comparant l’une à l’autre les parties de la tragédie, il préfère la fable aux mœurs, seulement pour ce qu’elle contient tout ce qu’il y a d’agréable dans le poëme[2] ; et c’est pour cela qu’il l’appelle l’âme de la tragédie. Cependant, quand on y mêle[3] quelque utilité, ce doit être principalement dans cette partie qui regarde les mœurs, et que ce grand homme toutefois ne tient point du tout nécessaire, puisqu’il permet de la retrancher entièrement, et demeure d’accord qu’on peut faire une tragédie sans mœurs[4]. Or, pour ne vous pas donner mauvaise impression de la comédie du Menteur, qui a donné lieu à cette Suite, que vous pourriez juger être simplement faite pour plaire, et n’avoir pas ce noble mélange de l’utilité, d’autant qu’elle semble violer une autre maxime, qu’on veut tenir pour indubitable, touchant la récompense des bonnes actions et la punition des mauvaises, il ne sera peut-être pas hors de propos que je vous dise là-dessus ce que je pense. Il est certain que les actions de Dorante ne sont pas bonnes moralement, n’étant que fourbes et menteries ; et néanmoins il obtient enfin ce qu’il souhaite, puisque la vraie Lucrèce est en cette pièce sa dernière inclination. Ainsi, si cette maxime est une véritable règle de théâtre, j’ai failli ; et si c’est en ce point seul que consiste l’utilité de la poésie, je n’y en ai point mêlé. Pour le premier, je n’ai qu’à vous dire que cette règle imaginaire est entièrement contre la pratique des anciens ; et sans aller chercher des exemples parmi les Grecs, Sénèque, qui en a tiré presque tous ses sujets, nous en fournit assez[5] : Médée brave Jason après

  1. Voyez Aristote, Poétique, chap. iv, 1 et 2.
  2. Voyez Aristote, Poétique, chap. vi, 13.
  3. Var. (édit. de 1656) : Cependant, quand on mêle.
  4. « Aristote dit que la tragédie se peut faire sans mœurs, et que la plupart de celles des modernes de son temps n’en ont point. » Ἄνευ μὲν πράξεως οὐκ ἂν γένοιτο τραγῳδία, ἄνευ δὲ ἠθῶν γένοιτ’ἄν. Αἱ γὰρ τῶν νέων τῶν πλείστων ἀήθεις τραγῳδίαι εἰσί. (Aristote, Poétique, chap. vi, 11.)
  5. Var. (édit. de 1648-1656) : nous en fournira assez.