Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 4.djvu/83

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Fille de Scipion, et pour dire encor plus,
Romaine, mon courage est encore au-dessus ;
Et de tous les assauts que sa rigueur me livre,
Rien ne me fait rougir que la honte de vivre.
995J’ai vu mourir Pompée, et ne l’ai pas suivi ;
Et bien que le moyen m’en aye été ravi,
Qu’une pitié cruelle à mes douleurs profondes
M’aye ôté le secours et du fer et des ondes,
Je dois rougir pourtant, après un tel malheur,
1000De n’avoir pu mourir d’un excès de douleur :
Ma mort étoit ma gloire, et le destin m’en prive
Pour croître mes malheurs et me voir ta captive.
Je dois bien toutefois rendre grâces aux Dieux[1]
De ce qu’en arrivant je te trouve en ces lieux,
1005Que César y commande, et non pas Ptolomée.
Hélas ! et sous quel astre, ô ciel ! m’as-tu formée,
Si je leur dois des vœux de ce qu’ils ont permis[2]
Que je rencontre ici mes plus grands ennemis,
Et tombe entre leurs mains plutôt qu’aux mains d’un prince
1010Qui doit à mon époux son trône et sa province ?
César, de ta victoire écoute moins le bruit :
Elle n’est que l’effet du malheur qui me suit ;
Je l’ai porté pour dot chez Pompée et chez Crasse ;
Deux fois du monde entier j’ai causé la disgrâce,
1015Deux fois de mon hymen le nœud mal assorti
A chassé tous les Dieux du plus juste parti :
Heureuse en mes malheurs, si ce triste hyménée,
Pour le bonheur de Rome, à César m’eût donnée,
Et si j’eusse avec moi porté dans ta maison
1020D’un astre envenimé l’invincible poison !
Car enfin n’attends pas que j’abaisse ma haine :
Je te l’ai déjà dit, César, je suis Romaine ;

  1. Var. Encore ai-je sujet de rendre grâce aux Dieux. (1644-56)
  2. Var. Si je dois grâce aux Dieux de ce qu’ils ont permis. (1644-56)